La sexualité du printemps arabe

J’étais donc l’autre soir de passage à Carthage.

« Viens donc diner avec nous », m’enjoigne Pierre Legris dans son beau costume Armani.

Quelle idée, me dis-je : pourquoi accompagner mon confrère en poésie, au demeurant si exquis, dans une agape d’affaire ? « Pas un diner d’affaire, rectifie le vieil alchimiste, un diner d’équipe. Un nouveau partenariat que nous venons de conclure. Tu verras bon vin et belle compagnie. »

Ainsi fut-il, et mes mèches violettes bientôt dansèrent entre une moustache brune indienne et une chevelure frisée colombienne. Karthik vit depuis dix ans sur la côte ouest du Nouveau Monde et a gardé intact le flegme du Brahmane. Aurora a grandi à Carthage et ses yeux noirs élancés me rappellent la fraicheur de Fa-Sol-La. Andreas, un allemand quadragénaire souriant et Abdessalam, un ingénieur tunisien pétillant de malice, complètent notre tablée. Nous sommes une vingtaine rassemblés dans l’arrière salle de Léon, rue Legendre. Le service est impeccable et les mets fort convenables. C’est une belle soirée. Baissant la garde, peu inspirée par une discussion technique que j’ai pris la peine, consciencieusement, d’écouter, et que je me suis efforcée d’entendre en dépit de la profusion d’acronymes à trois lettres avec lesquels les convives déchirent leur anglais, je prends le risque de parler de littérature.

De fil en aiguille, dans un parcours décousu que je me garderai bien de résumer, j’en arrive à parler du révolutionnaire roman «Extension du domaine de la lutte », que je considère comme emblématique de l’œuvre de Houellebecq. Comme l’on pouvait le soupçonner, Houellebecq, tout de même le plus renommé des écrivains français des vingt dernières années, est inconnu des convives anglophones. Seule Aurora l’a lu. Mais qui lit les écrivains français aujourd’hui ? Même leurs éditeurs ne les lisent plus…

« L’extension du domaine de la lutte », commençai-je d’expliquer, dans mon anglais très frenchy, « c’est l’idée que le Capital de la dialectique marxiste n’est pas le seul élément discriminateur entre les hommes : au-delà du capital il y a le Sexe, l’accès au sexe ; la sexualité est le pendant occulte et insoupçonné du Capital. Voilà la thèse de Houellebecq dans ce roman des nineties : le domaine de la lutte des classes doit s’étendre à celui du sexe. »

« C’est vrai, avance Aurora : en Colombie, la tradition c’est qu’une fille ne quitte ses parents que pour son mari. N’est-ce pas le père qui symboliquement accompagne la mariée jusqu’à l’autel lors de la cérémonie du mariage? La jeune mariée passe du statut de fille à celui de mère sans pouvoir vivre pleinement une autonomie de femme, sans pouvoir vivre pleinement sa liberté sexuelle de femme. »

« C’est malheureusement aussi le cas en Inde », ajoute laconiquement Karthik, sans s’étendre davantage sur une condition féminine rendue davantage amère par les traditions rurales.

« Rien de nouveau », commente Andreas. « C’est l’histoire de l’humanité et la cause de toutes les guerres. Le rapt consenti d’Hélène par Paris ne déclenche-t-il pas la guerre de Troie ? La colère d’Achille sur laquelle s’ouvre l’Iliade ne tire-t-elle pas sa source dans l’attribution du plus grand des butins : une femme. De tout temps les armées ont ravagé les contrées pour se saisir de leurs proies : des pucelles bonnes à être violées et converties en esclave. Regardez Boko Haram et Daesh: tout leur programme est fondé sur l’esclavage des femmes. »

« En d’autres termes, dis-je, le nerf de la guerre, c’est une sexualité frustrée, pervertie par la pulsion de mort… »

« Mais il y a du nouveau », rectifie Abdessalam. « Le nouveau, c’est le printemps arabe. Le nouveau, insiste-t-il, c’est cette révolution en Tunisie qui a embrasé tous les pays arabes, avant que les fascismes en place, sous une forme ou sous une autre, ne la stoppe. Le printemps arabe, c’est le symptôme du désir sexuel de toute une jeunesse qui a accès à la consommation de la pornographie virtuelle et globale sans pouvoir vivre sa sexualité localement dans le monde réel, si ce n’est en se cachant et en la réduisant à de furtives sodomies et fellations. Oui, la préservation de l’hymen est cet interdit que nous avons voulu interdire, cette bastille que nous avons voulu prendre. »

« C’est bien dit, observa Andreas : la préservation de l’hymen, c’est cette obsession masculine pour laquelle les hommes s’affrontent en faisant violence aux femmes. »

Aurora me sourit. Elle conclut : « Il serait temps de rendre l’hymen aux femmes, non ? Pour qu’elles en fassent ce que bon leur semble… »

Joliment dit, mes belles et beaux. Autrement dit la baise sauvera le monde.

Et bien, baisons donc, mes frères et sœurs, baisons.

Le printemps arabe est sexuel et Houellebecq est son prophète.

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