Lectures de plage 1 (Entre l’exil…)

Eh oui, ô magnifiques amis, poètes solitaires et philosophes insomniaques, exigeants lecteurs, je comptais bien vous épargner un compte-rendu de mes lectures de plage, pour mieux prolonger la paresse de ces dernières semaines ― combien fus-je fainéante, ce mois d’août, à trainasser sous le soleil tropézien et à dormir tout mon saoul ! ―, mais le récent décès de notre maître, l’immortel Yves Bonnefoy, m’a forcée à m’extraire de la torpeur et à sortir de mes retranchements. Je vous livre donc, malheureux zélotes, un billet de « Lectures de plage » en deux temps, qui vous paraîtra peut-être aussi confus et amorphe qu’une sieste philosophique sur le sable.

J’avais pris dans mes malles le recueil L’improbable et autres essais de Bonnefoy, que j’avais parcouru une décennie auparavant. Et je tombai sur l’article « La poésie Française et le principe d’identité ». J’imagine que cet essai du poète de la présence a été étudié et réétudié par des générations d’étudiants, et sans doute vais-je lasser, mais il me faut néanmoins insister ici, pour les miséreux, les incultes lecteurs qui n’ont pas connu cette joie ineffable de titiller le clitoris des Vestales (j’entends, suivre des études littéraires universitaires ― tiens, dans universitaire, il y a « taire » et « univers »), sur l’importance de cet essai : il y va de la Poésie et de l’essence du mot (Wisielec dirait : du « dire »), ce mot que l’on ne peut pas, nous dit Bonnefoy, réduire à une fonctionnalité ― celle de signifier. La poésie, nous dit-il, « n’est pas un emploi de la langue » mais peut-être « une folie dans la langue. »

L’exemple que prend Bonnefoy pour illustrer son propos est célèbre : la vision soudaine, sur le mur d’une maison en ruine, un jour d’été, d’une salamandre. Comment nommer cette apparition du réel (« la salamandre ») sans la classer ou la disséquer ? Comment la nommer sans la nier, sans renvoyer au néant cette manifestation de l’être que je réduis maintenant à un mot, à un concept vidé de cet étant qui fit irruption face à moi ? En acceptant, nous dit Bonnefoy, de vivre cette salamandre, de la considérer « comme origine de ce qui est », comme « essence répandue dans l’essence des autres êtres ». « Je suis passé » nous dit-il, « de la perception maudite à l’amour, qui est prescience de l’invisible ». Autrement dit, cette acceptation du réel, tel qu’il est, à travers ce visage (ici la salamandre) par lequel il m’apparaît, me fait quitter l’exil pour me révéler l’unité.

Et Bonnefoy de nous éclairer sur ce qu’il entend par « poésie ». « J’appellerai cette unité rétablie, ou tout au moins qui affleure, la présence. » Puis : « Le poème ne prétend qu’à intérioriser le réel. Il recherche les liens qui unissent en moi les choses. » Ou encore : « L’invisible, ce n’est pas la disparition, mais la délivrance du visible. »

Ainsi, me dis-je au moment précis où je lisais ces mots, sur la plage, tandis que mon neveu construisait paisiblement un château de sable devant moi et que le mari de ma sœur exhibait ses muscles ambrés de financier-quadragénaire-qui-prend-soin-de-son-corps à une « amie de plage » dont on avait appris, durant l’année, le divorce engagé, renouvelant par cette intimité estivale la posture hystérisante du mâle castré-puisque-fidèle réduit à se narcissiser à travers un simulacre de séduction (mais je m’égare non ?), ainsi, me dis-je, tandis que l’astre de Phébus dardait sur nous ses rayons, l’exil est le propre de l’existence : le visible, cette réalité que notre expérience a apprivoisé, cet autour-de-nous auquel nous nous sommes adaptés, que nous avons érigé en norme, est de fait une illusion coupée de ce qui la fonde, un ilot de certitude qui nous rassure, mais dans lequel nous vivons en exil.

Et la poésie, en faisant surgir soudainement cet invisible ancré aux sources du réel, nous offre une corde salutaire, la possibilité d’intérioriser le réel, de saisir cette présence, de rompre notre exil et de nous faire entrer en vibration, oh jamais très longtemps, le temps d’un battement de cœur, le temps d’un battement de cil, avec l’unité, avec l’Un, avec le centre du monde.

― Comme un bébé affamé à qui l’on donne à téter le sein de sa mère, diront les plus freudiens d’entre vous.

― Certes.

― Mais nous sommes supposés être sevrés, insisteront-ils.

― Re-certes.

― Donc nous devrions pouvoir nous passer de poésie et accepter notre exil…

Ahrggg, que cette vision de la génitalité est horrible !

 

 

 

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