Je n’ai besoin de personne sur ma trottinettesonne

Septembre est le mois de fureur. Il est cet été que je veux saisir encore ― avec la maturité que confère le fruit consommé ― et cet automne frénétique, empli de contraintes et de promesses, que j’attaque bille en tête dans le fantasme que je survivrai à l’hiver. Une course, donc, toute extérieure, sans possibilité d’introspection, et paradoxalement appelée « la rentrée ». Il est vrai que la tête enfouie dans ma carapace, « je n’reconnais plus personne sur ma trottinettessonne. »

Car, pour être honnête, la question qui m’a agitée, lors de cette rentrée, n’est relative ni à la problématique du principe d’identité qu’évoque Yves Bonnefoy dans l’article mentionné dans mon billet précèdent ni aux réfutations par ailleurs irréfutables que Joseph de Maistre assène dans son Contre Rousseau ― que je feuilletai une nuit d’insomnie improbable où je me trouvai à court de champagne et d’amants ―, non,  la véritable question que je me suis posée, lors de cette rentrée, est la suivante : comment ai-je pu vivre toutes ces années sans trottinette ?

Je sais bien que les piétons et les vélos nous détestent ― les jaloux, les envieux. Ils prétextent le fait que nous ne sommes guère civils, que nous ne respectons aucun code, que nous manquons à chaque instant de les percuter et de les faire valser sur ce trottoir que nous leur disputons de haute lutte. C’est vrai ; sur ce point ils ont raison. Mais savent-ils, ces vilains, que notre sacerdoce va bien au-delà de la jouissance que cette liberté urbaine, résultante de milliers d’années d’évolution culturelle, nous procure ? C’est pour nous un devoir : nous sommes, sur nos trottinettessonnes, l’instanciation du plus haut degré de civilisation. La preuve en est que nous sommes nombreux à Lug-Dunum, peu à Lutèce et quasiment inexistants à Mossoul. Plus que cela même, nous sommes, sur nos trottinettessonnes, l’aboutissement du plan divin, l’Adam primordial, restauré, maître de son chariot et régissant l’univers. Allez savoir pourquoi, les piétons, les rampants, n’accèdent pas à ces idéaux pourtant triviaux.

Et je n’ose rien dire des banlieusards qui viennent nous polluer avec leur char ; tandis qu’ils brulent leur essence, immobilisés derrière un feu rouge, ou derrière un fourgon déchargeant sa cargaison, ils nous crient, les soudards, de leur gorge empuantie par le mauvais tabac et par un vocabulaire assez restreint : « On a la vie facile, hein, pupute bourgeoise ! » ou encore, pire, « bobo hippie de mes deux ! ». Mais je reste sereine, sur ma trottinettesonne. Indifférente aux insultes, je garde le cap, j’ai foi en la Providence et je sais que l’Esprit Saint, un jour, les éclairera. Pas forcément eux, qui m’insultent, pas forcément dans cette vie, mais leur filiation, leur descendance. Un jour. C’est écrit. Même le diable sera pardonné.

Alors, je garde le cap et je file droit, de plus en plus vite, les cheveux au vent et les yeux à demi-fermés, une musique feutrée aux oreilles, un remix d’Âme ou de Roman Flügel, je saute d’un trottoir à l’autre, évite landaus et grabataires par une figure de style, m’amuse à faire la course avec un type mimi en long-board qui, sur le trottoir d’en face, remonte comme moi la rue à toute allure.

Et c’est alors, à l’angle d’une rue un peu sombre, qu’un fou à trottinette coupe soudainement ma route par la droite. Il arrive si vite, l’inconscient, qu’il a à peine le temps de freiner avant de percuter mon tapis volant.

Je me retrouve toute hagarde, une douleur à la cuisse, la main droite en feu. L’insensé me regarde comme si j’étais en tort. Je lui jette un regard noir. L’homme, malgré tout, reste gentil. Il se ravise, s’excuse, repart, et disparait aussi vite qu’il était apparu. Un écuyer, me dis-je, qui s’est cru chevalier. Un gentilhomme néanmoins, sur sa trottinettessone.

Mais voilà, un court instant, je ne sais pas pourquoi, en ramassant ma trottinette abandonnée sur le parvis, je pense à ces textes de Wisielec lus dans la journée, son Eurydice, et je songe à sa vision d’Orphée au sortir des enfers, Orphée qui a laissé son Eurydice, et qui réalise qu’il ne l’a jamais aimée ; qu’il est dénué d’amour ; que derrière sa fantaisie, sa joie de vivre et son amour de l’autre il n’y a rien, rien qu’un immense mécanisme de défense qui forge toute sa personnalité. Et l’Orphée de Wisielec d’écrire dans son carnet : « Il y a trois choix fondamentaux, inconciliables, face à la vie : prier, baiser, se suicider.  Et comme l’humain se définit par un juste milieu inatteignable, nous évitons de nous décider pour l’une ou l’autre de ces voies en nous complaisant dans le fantasme : nous fantasmons la prière, nous fantasmons la baise, nous fantasmons le suicide ― et de la sorte nous croyons vivre. »

Je ne sais pas pourquoi je pense à ça en ramassant ma trottinette.

Je reprends ma route, ou plutôt mon trottoir, les jambes un peu endolories par l’accident, l’esprit un peu fébrile par cette pensée qui m’apparaît morbide.

Mais c’est le mois de septembre, le mois de fureur. La caresse de l’air sur mon visage est de plus en plus douce à mesure que je prends de la vitesse.

Alors je me remets à sourire, ivre de cette liberté, indifférente à l’hiver.

« Je n’ai besoin de personne sur ma trotinnettessone. »

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