« Und », Und ?
Que nul n’entre ici s’il n’est poète. Combien la vie de tous serait facilitée si cette inscription ornait l’entrée des Célestins. Je pense notamment à ces bourgeois lyonnais adeptes de vaudeville et d’un théâtre sirupeux et mièvre comme une émission de variété, qui continuent d’échouer aux Célestins pour se « divertir » et qui, évidemment, repartent déçus et frustrés, après nous avoir – « nous », l’élite aristocratique qui accède aux idées platoniciennes bien sûr – dérangés tout le long du spectacle de la manifestation répétée de leur irritation, à coups de « pff ! » et de « c’est nul ! » et de « il reste encore combien de temps ? ». La pièce « Und », mardi dernier, en fut la parfaite illustration.
Du reste, pour être tout à fait honnête, l’irritation bourgeoise fut, au début de la pièce, également mienne. Dès les premières tirades, ne me suis-je pas dit, vilaine : « Aïe, ça va être nul, heureusement que cela ne dure qu’une heure. » ? Venue voir « Und » pour la seule raison qu’elle était du même auteur, Howard Barker, que le « Tableau d’une exécution » brillamment mis en scène par Claudia Stavisky que j’avais eu la chance de voir l’automne dernier, mes premières pensées furent ignoblement conformistes : je reprochai à la poignée de spectateurs qui se levait, çà et là, dans le premier quart d’heure, pour quitter la salle, non pas d’être des ignares insensibles à l’art mais d’être des malotrus qui par décence vis-à-vis des interprètes pouvaient faire l’effort d’attendre la fin de la pièce. Et puis, progressivement, mes défenses commencèrent de céder, devant l’intensité de la pièce, devant la performance de l’actrice, devant la puissance symbolique de la mise en scène, devant, osons-le dire, la beauté de l’œuvre.
Ici, il me faut vous donner quelques aperçus de « Und », vous mes amis téméraires qui vous trouvez ce mois de mars dans des contrées étrangères, partis explorer le mont Erebus en Antarctique, le lac Parimé en Amazonie ou les rives du Skaï non loin d’Ulthar, vous qui êtes dans l’incapacité d’assister à la représentation de cette pièce dans le plus beau théâtre de la capitale des Gaules.
Figurez-vous d’abord, tandis que vous pénétrez dans la grande salle et vous glissez à votre place, sous les conversations feutrées des spectateurs, une scène sobre et sombre sur laquelle siège, en son centre, une immense femme drapée d’une longue robe. Votre attention n’est qu’à moitié tournée vers la scène, puisque vous prenez place et qu’il n’est pas encore l’heure du début du spectacle. Mais tout de même, cette femme debout au centre de la scène vous intrigue. Elle est immobile, se tient droite, stoïque, et observe le public. Que fait-elle ? Rien, elle attend, tandis que les derniers spectateurs continuent d’entrer, comme vous quelques instants auparavant, de chercher leur place, de se mettre à l’aise, de glisser quelques mots à l’oreille de leurs compagnons. Au premier plan de la scène, un musicien, une guitare à la main, attend, lui aussi. Et puis, progressivement, vous comprenez qu’il n’y aura pas de levée de rideau, il n’y aura pas de « début » à cette pièce. Les acteurs sont déjà là, sur scène, la pièce a déjà commencé, et vous en faites partie.
« Qu’est-ce qu’ils attendent pour commencer ? » se plaint une sexagénaire derrière moi. « C’est bien simple, lui dis-je en pensée, que tu te taises ! »
Effectivement, une fois le public conscient que le « début » de la pièce dépendait de lui, c’est-à-dire, de son silence, de son attention portée tout entière sur la scène, dans une pratique d’« autogestion » qui me parut rafraichissante, la femme au centre de la scène s’élança : « Il est en retard ! » clama-t-elle.
Parlait-elle de nous, le public ? Ou parlait-elle d’un amant, d’un soupirant ?
Tandis qu’elle entamait son monologue qui allait durer une heure, j’observai la masse de glace qui figurait le ciel : suspendue au-dessus de la scène, une grosse trentaine de blocs de glace libérait goutte à goutte ses eaux, ajoutant au décor et à la musique d’ambiance le clapotis d’une pluie incessante qui tombait sur une bâche plastique recouvrant le sol. Ce ne fut qu’à mi-course que ce décor prit son sens. Sous la fonte, un bloc de glace céda et vint s’écraser au sol, dans un bruit sourd qui surprit l’actrice.
« Excellent ! » me dis-je. « Les blocs de glace figurent autant d’épées de Damoclès ; ils sont une grille, des barreaux qui emprisonnent l’actrice et l’empêchent de se mouvoir. Symbole du Destin ? De cette détermination qui maintient chaque chose à sa place ? »
Mais il y avait mieux. « La temporalité n’est pas écrite, me dis-je. Les blocs de glace se rompent au hasard, indépendamment de la mise en scène. Cette rupture introduit une indétermination : elle surprend le jeu de l’actrice comme elle la complète. Elle introduit un élément arbitraire dans une représentation rodée et répétée. »
Le hasard et la nécessité, évidemment.
Un décor puissant qui renforçait l’intensité du monologue, qui devenait lui-même, peu à peu, de plus en plus sombre, chargé de sens et de terreur. Le soupirant de cette juive « aristocrate » et désormais abandonnée, dénudée, diminuée, réduite à l’exposition de sa propre vieillesse, de ses faiblesses et de sa mort, ce soupirant qui lui écrit « Juive ! », est-il un poète ironique et cynique ? Un officier nazi ? Les deux à la fois ? Ou bien une métaphore de l’humanité qui a engendré l’Holocauste ? Ou bien ce public froid devant lequel l’actrice récite son monologue, ce public moitié exaspéré par la forme inattendue de la pièce, moitié séduit et enthousiasmé par son génie, ce public qui applaudira chaudement et froidement aux termes du monologue, qui rappellera deux fois mais pas trois l’actrice et son musicien à la performance époustouflante, ce public restreint qui aimerait crier « bravo ! » mais qui étouffe ses désirs, se mêle dans l’escalier à la majorité de râleurs frustrés par l’inanité de la pièce, ce public qui, lui aussi, reste à sa place, sur la grille du destin, mais heureux tout de même de cette chaleur, de cette lumière, qu’une poésie fraternelle lui a insufflé pendant une heure.
Und ?
Continuez monsieur Vincey, continuez madame Stavisky, continuez.
Contre vents et marées, les Célestins sont un phare qui illumine Lug-Dunum.
(Photographie @ « Und » / Théâtre des Célestins – Lyon)