Un don “Biutiful”

Ce billet va vous lasser. Il a peu d’intérêt, il est un simple cri du cœur : j’ai récemment vu ― et j’ai aimé ― le film Biutiful de Iñárritu.

« Quoi, ce film de 2010 ? » m’a dit Evariste Ducasse, lorsque je lui ai mentionné en passant ma prochaine entrée de blog, « tu ne l’avais pas encore vu et tu veux nous servir, six ans plus tard, une critique refroidie ? »

Je me souviens de la claque que j’avais reçue, lorsque j’avais découvert Amores perros à sa sortie, lors d’un séjour à Madrid ; je me souviens aussi de ma déception, quelques années plus tard, devant le court métrage d’Iñárritu dans cette compilation d’hommages aux victimes du 11/9, un court-métrage bien fade et « Hollywoodien » comparé à ceux de Ken Loach et de Sean Penn ; et puis, oui, 21 grams était pas mal ; Babel avait certes quelque chose d’envoutant, il portait une intention captivante mais tout de même inaboutie. Que se passa-t-il ensuite ? Peut-être m’étais-je détachée du cinéaste parce que j’avais le sentiment qu’il s’enfermait dans un style, dans une marque de fabrique : Babel, c’était du Amores Perros. J’avais le sentiment qu’Iñárritu faisait déjà du Iñárritu comme Tarentino fait du Tarentino : la qualité de l’œuvre s’étiole au fur et à mesure que l’artiste pèse de tout le poids de ses œuvres précédentes ― le salut de l’artiste, au contraire, n’est-il pas de faire table rase pour se réinventer ?

Et puis il y a eu Birdman, ce chef d’œuvre. « C’est d’Iñárritu, vraiment ? » avais-je glissé à Madame la Présidente au sortir de la séance. Ainsi, ce long travelling qui glanait sur son chemin les traits hérités de géniaux prédécesseurs était de lui ? Par une pensée flottante, dès la première minute, le travelling même m’avait rappelé celui du Mépris de Godart, dans cette scène intérieure d’anthologie où les portes ouvertes font naitre, par leur verticalité octogonale au mouvement de caméra, l’espace de vie. Un espace de vie, dans le cas précis de Birdman, théâtral, avec toute la dialectique que cet entre-deux, depuis des millénaires, implique et nourrit : il s’agit encore et toujours de masques, de personae, de prosopon ; il s’agit du réel, du symbolique et de l’imaginaire ; il s’agit de la vie, et si vous me suivez, par ce travelling qui vous emporte, sur scène et dans les coulisses, en ce théâtre, si vous me suivez dans cette mise en abîme ― parce que, mesdames et messieurs, en fin de compte « ça » parle toujours de vous ― vous connaîtrez une nouvelle fois l’expérience cathartique. Référence immédiate à Cassavetes, bien sûr, et à son inégalable Opening Night. Mais aussi référence, peut-être involontaire, à une ribambelle d’auteurs dont les scènes portent les traits, de Altman à, oui, Bergman et Kubrick (et pourquoi non ? Il s’agit de masques et de perceptions et cette perception-là est mienne) : ce long travelling qui nous emporte et qui s’appuie sur l’héritage du cinéma aurait pu être une sorte de Frankenstein ; il réussit au contraire une synthèse, et c’est là toute la grandeur de l’œuvre. Iñárritu, avec ce film, rejoint ses aînés au panthéon.

« Et dis-moi, Cendy, pourquoi Biutiful ? Pourquoi maintenant ? » a continué Evariste, curieux.

Il y avait donc, entre Babel et Birdman, dans cette période de huit ans, quelque chose qui s’était passé et que j’avais raté. Entre « B » et « B », un autre « B » manquait, et c’était Biutiful.

Tout regard est une interprétation du réel et toute interprétation est une recréation ; il va sans dire que l’axe selon lequel j’ai vu le film Biutiful détermine ce que j’y ai vu et ce que j’en fais naître. Et j’ai vu une réflexion sur la filiation et sur l’identité. Sans doute étais-je influencée par les corrections du roman de Wisielec, dont le thème central est la filiation, sans doute étais-je influencée par cette transition entre Babel et Birdman qui me titillait, mais voilà : cette histoire centrée sur un père désabusé, qui comprend soudainement, en apprenant qu’il ne lui reste que trois mois à vivre, l’urgence et la nature de l’héritage qu’il va laisser à ses deux enfants, m’a émue au plus haut point. Le film commence et se termine par une même scène, dans ce passage de la vie à la mort ― cet autre entre-deux ― où le personnage central rencontre son propre père défunt, comme si le film lui-même, c’est-à-dire la vie qu’il reflète, était cet espace mis entre parenthèse, cet espace trouble, tumultueux, bruyant, douloureux, où la solitude côtoie la folie, ou l’amour, qui prend toutes les teintes des pulsions, se réduit fondamentalement à l’amour filial et à l’émergence, par un sentiment de culpabilité et d’un besoin de réparation, du sentiment fraternel. Cet espace que nous appelons vie, une simple parenthèse. Et oui, le monde décrit est dur : c’est celui de l’exploitation de l’homme par l’homme ; homo homini lupus est, rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est que la globalisation du commerce et des échanges ne fait qu’accélérer et aggraver cette loi. Barcelone, cité touristique, cité du MNAC, cité où les multinationales tiennent congrès annuel pour le plus grand plaisir de leurs employés qui y festoient, y est décrite comme celle qu’elle est véritablement : un port international où locaux mileuristas et immigrés clandestins tentent tous de survivre, entendre : de protéger leur filiation dans la mesure du possible, de ne pas faire éclater le noyau familial qui est le dernier refuge de leur identité. Il ne s’agit pas seulement de Barcelone ; il s’agit de l’Europe, il s’agit du monde entier. Le monde noir et futuriste de 2019 décrit par le film Blade Runner, ce monde dans lequel il n’y a de relation filiale que par l’intermédiaire de souvenirs dont on ne peut savoir s’ils sont vrais ou implantés, avec ce corollaire de ne plus oser se demander qui l’on est, ce monde est à notre porte. Le père, dans le film (cela a déjà était dit et répété, mais c’est vrai : Bardem est une étoile, il illumine et porte le film) ne se pose déjà plus cette question : il sait qu’il est un fantôme. Lui qui est en contact avec les morts, qui a un don pour entendre les morts, sait qu’il va les rejoindre, qu’il devient fantôme lui-même. Si la vie est illusion, pourtant, nos crimes sont bien réels. Le père provoque accidentellement la mort de dizaines de clandestins et nous rappelle que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Il meurt en confiant ses enfants et le peu qu’il a amassé à cette mère immigrée, recueillie chez lui. Il confie le sort de ses propres enfants à cette mère, presqu’inconnue, déracinée, qui doit lutter contre ses propres pulsions pour accepter une responsabilité qu’elle n’a pas demandé.

N’est-ce pas dans ce don ultime, dans ce pont que le père crée entre deux familles, entre deux cultures, entre deux continents, que réside son salut ? Certes, on peut penser qu’il n’y a là rien d’altruiste, c’est le geste désespéré, ultime et presque arbitraire d’un père qui veut « animalement » protéger ses enfants. Il reste que ce don, ce « laisser aller » final par lequel le père confie sa progéniture à son « prochain », est réel. Et qu’il est peut-être, la seule chose qui ne soit pas une illusion dans cette parenthèse de vie.

Il en va de la vie comme de l’art : dans ce film noir, épuré, centré sur la transmission d’un esprit de vie presque réduit à néant par notre humanité démente, j’ai vu la démonstration de sagesse d’un auteur accédant à la maitrise.

Avec ce don Biutiful, Iñárritu a quitté Babel pour devenir Birdman.

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