« Fuck the context »

« Fuck the context ? que veux-tu dire par là ? »

Nous étions à La Cordée, ce lundi matin, et Pierre Legris me regardait avec malice. Je venais de lui conter ma visite dominicale au nouveau Musée des Confluences de Lug-Dunum et n’avais pu m’empêcher, peste que je suis, de partager les impressions que cette nouvelle verrue architecturale avait laissées sur moi.

« Fuck the context. Tu ne connais pas l’histoire, me lança Pierre de ses yeux pétillants ? »

Non, je ne savais pas grand-chose de ce monument de bêtise. Jusqu’à cette visite la veille ― visite soit dit en passant provoquée par l’arrivée inopinée de ma carthaginoise de sœur, faisant avec mari et enfants une halte impromptue sur leur chemin de villégiature avec le désir médiatiquement suggéré de « visiter ce nouveau musée d’histoire naturelle dont tout le monde parle, même à Carthage figure-toi, tu te rends compte ? C’est pourtant rare que l’on y parle d’actualité de province, Hi hi hi », avait-elle rit de sa bouche parfaite, la snobinette ― je savais seulement que l’édifice était moche, qu’il avait coûté une fortune, 200 millions d’euros au bas mot, et qu’il était la preuve que l’histoire se répète : les politiques n’apprenaient pas des erreurs de leurs prédécesseurs. Cela ne suffisait pas que Lug-Dunum soit déjà défiguré par cette horreur de l’échangeur de Perrache et du concept insolite d’une autoroute traversant la ville de part en part, il fallait en plus imposer un nouvel emblème de mort à la cité de Marie : ce sarcophage d’acier placé aux portes du Midi.

Certes, les deux ou trois salles d’exposition, dans ce musée vide traversé par des courants d’air, sont bien faites. Elles ont cet aspect ludique des musées du Nouveau-Monde qui plait aux enfants. Et mes nièces, je dois l’avouer, s’étaient bien amusées. Je me suis même mise à douter de moi pendant la visite : quoi, n’étais-je pas simplement nostalgique du musée Guimet de mon enfance dont les collections ont été transférées dans ce Musée des Confluences ? N’étais-je pas simplement nostalgique de cet esprit des lieux ― boiseries et vieilles âmes ― que j’avais retrouvé, un jour, au musée archéologique du Caire ? N’étais-je pas simplement aigrie du fait de vieillir, résistante au changement d’une transformation infantilisante du monde, dont le paradigme nouveau était le divertissement et le « gaming » ? Mais je ne doutai qu’un court instant : jusqu’à ce que nous grimpâmes dans le restaurant asphyxiant de l’étage, sans vue ni terrasse alors qu’il domine, quel triste paradoxe, un vaste paysage. La file d’attente et les visiteurs agglutinés sur les tables étriquées furent salutaires : nous nous enfuîmes. Et tandis que nous quittions le musée pour rejoindre le parking, situé au-delà d’une rue parsemée de péripatéticiennes qui me permirent de parfaire, contre l’avis de ma sœur, l’éducation de ma filleule ― « Qu’est-ce que tu dis, Victoria ? La dame aux seins nus dans le fourgon, oui, ce qu’elle fait ?… Mais elle gagne sa vie, ma puce, elle gagne sa vie en vidant les hommes de leur vanité… C’est un peu comme ce musée tu vois, sauf que c’est le contraire…°» ― j’avais souri en pensant à quel point les créateurs du monstre d’acier avaient négligé le terrain sur lequel ils l’avaient abandonné. Cette négligence même était de l’histoire naturelle.

« Fuck the context, continua Pierre Legris en m’extirpant de ma rêverie, c’est une expression employée par l’un des opposants au projet. Tu sais que la plupart des politiques étaient opposés à ce projet, tu le sais non ?

― Je l’ignorais.

― L’Hôtel de Ville était opposé. C’est le grand manitou du Comité Général qui le voulait. Une simple question d’ego, il faut croire, le désir de laisser sa trace dans l’histoire, je ne sais pas… Toujours est-il que l’architecte mandaté, un loup autrichien mercantile et prétentieux dont l’histoire oubliera bien vite le nom, appartient à ce mouvement d’architecture déconstructiviste qui clame que l’œuvre est indépendante du contexte dans lequel elle s’inscrit, ce qui est, tu le sais Cendy, toi qui t’y connais quelque peu, aux antipodes de l’art traditionnel. Dans l’art traditionnel, au contraire, l’œuvre n’est qu’un support permettant la symbolisation du contexte lui-même. Il suffit de considérer le trumeau de Sainte-Marie de Souillac pour s’en convaincre…

― Certes, fis-je, déjà perdue par la digression érudite du compagnon d’Æthalidès.

― Mouvement artistique que le vice-manitou du Comité Général, lui-même farouchement opposé à ce désastre, me résuma un jour ainsi : « Fuck the context ! C’est la pensée primaire de l’architecte et de ses pairs. Fuck the context ! Parce que tu vois, Pierre, tu as beau leur dire que leur construction n’est pas fonctionnelle, qu’elle consomme un espace inutile, qu’elle ne prend pas en compte l’environnement immédiat, qu’elle ne prend pas en compte la vie sociale locale, qu’elle est excessivement chère ― parce que, mon vieux, entre nous, ce gars-là n’est pas un loup, c’est un requin : je ne te dis pas la fortune que ses plans alambiqués nous a coûtée ! Et payés avant même le commencement du chantier… ― bref ! tu as beau leur dire que leur construction semble n’avoir pas d’autre objectif que de servir d’étendard à l’architecte et à son commanditaire, eux te répliquent que tu n’es qu’un plébéien ignorant ; eux te disent que tu ne détiens pas les clefs conceptuelles de leur chef-d’œuvre transcendantal et qu’ils n’ont que faire de ta petite vie de contribuable insensible à leur art. Fuck the context, fuck Lug-Dunum, fuck the future, fuck the past and fuck the present. Nous ne sommes que piétaille barbare tandis qu’eux sont des prophètes, que dis-je, des prophètes, des demi-dieux, ce sont des démiurges ! »

Deux cent millions d’euros, le prix payé par nos impôts pour assouvir les egos du grand manitou du Comité Général et de son génial architecte. Il me semblait que pour cent fois moins, on aurait pu construire un simple hangar, un cube de briques pour abriter les salles d’exposition, avec un escalier modeste pour parvenir sur une belle et ample terrasse, une terrasse ouverte à la vallée du Rhône, ouverte telle que doit être et telle qu’a été la ville de Lug-Dunum, cette ville d’Irénée qui fut la porte d’entrée du Christianisme en Europe il y a deux mille ans. Oui, il me semblait que pour un budget cent fois moindre, on aurait pu préserver la fonction du musée, on l’aurait même amplifiée, puisque l’économie réalisée aurait permis de financer d’autres initiatives dans les quartiers populaires pour amener davantage d’enfants à la culture, ce qui est, n’est-ce pas, la mission de toute civilisation ― amener ses enfants à la culture ― mission que le manitou et l’artiste en question semblent de toute évidence ignorer.

« Mais s’il te plait, s’empressa de préciser Pierre Legris, n’en fais pas un billet sur ton blog. C’est un sujet sensible, et ce ne serait pas politiquement correct… »

Pas politiquement correct ?

Fuck the context !

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