Look homeward, « Genius »

« La poésie sauvera le monde. »

J’avais en tête cette phrase de Wisielec hier soir en sortant de la séance de Genius, et j’étais heureuse, ravivée par ce film inattendu, dont l’objet et les propos font si justement écho aux préoccupations éditoriales d’Æthalidès.

Le grand mérite dont on peut créditer le film est de traiter de poésie, de cette création littéraire qu’est la poésie. Combien de productions cinématographiques l’osent ? On ne peut, du reste, que louer leur prudence, lorsque l’on considère la réception critique du film, qui s’est fait massacrer aux USA et qui a été reçu froidement en France. Or, que je sache, aucun critique n’a mentionné ce fait pourtant évident : ce film traite de poésie ― vous savez : cet éclair de l’esprit sans lequel l’existence n’est que néant.

Il traite du poète planté à rebours du flot de la foule, du feu intérieur qui l’anime, ces mots qui sont autant de sens rapportés des ténèbres pour éclairer le monde. Il traite de la solitude du poète, de l’amitié rêvé qu’il ne pourra toujours que trahir, lui qui ne sait communiquer qu’avec les morts, lui qui se sait déjà mort.

Il traite de la fonction sociale de la poésie, fonction d’autant plus cruciale au mitan des crises sociétales. « Mon métier est frivole », gémit le personnage de Thomas Clayton Wolfe en observant les démunis de la grande crise de 1929 attendre leur tour dans la file d’attente de la soupe populaire ; en quoi la poésie peut-elle aider le monde et ne pas être frivole ? C’est une question que l’on peut légitimement se poser dans ces heures sombres que nous vivons, où chaque semaine, chaque jour, emporte son tribut d’innocents massacrés par la terreur du fanatisme, de l’ignorance et de la déraison.

« Ton métier n’est pas frivole », lui répond son éditeur, Max Perkins. Le poète éclaire et encourage sa communauté. Il l’aide à surmonter les épreuves en lui rappelant son identité. Sa parole est porteuse de sens et d’espérance. Ses mots donnent forme au monde qui vient. Tel est son rôle. Depuis toujours. Amen.

Voilà pour l’essentiel, et c’est essentiel.

Le reste n’est qu’opinion, superflu, et l’on peut ou pas suivre les critiques de part et d’autre de l’atlantique, qui ont vu une mauvaise pièce de théâtre, une relation père-fils trop grossière, un jeu d’acteur fade et grandiloquent, une image sans inspiration, des costumes gris, des longueurs, une perte de temps, bref, toute ces petites choses du quotidien que le poète connait bien, lui qui a lutté pour que ces petites choses glissent sur lui sans la douleur initiale avec laquelle elles s’ancraient en lui, lui qui a appris à les sublimer et à les embellir en leur donnant toute leur vérité.

J’ai vu, quant à moi, beaucoup de finesse dans ce film. Derrière le jeu exagéré de Jude Law, sans doute volontairement exagéré tant il importe que son personnage de poète prenne tout l’espace, pour donner toute son envergure à son égoïsme, à sa cruauté, à sa grossièreté, à son ambition démesurée, il y a les regards sobres et blessés des autres personnages : la maitresse, l’éditeur, la femme de l’éditeur, l’auteur dont la gloire est passée. « Je suis Caliban », clame le poète, qui sait qui il est. Pourquoi reprocher à Jude Law de jouer Caliban ? Aimer Caliban n’est pas humain. Seul Prospero, le sage, peut le comprendre. Plutôt que de lire cette relation père-fils évidente entre Max et Thomas ― parce qu’elle est évidente ― pourquoi ne pas s’intéresser à cette relation Prospero-Caliban qu’elle cache. L’éditeur, au milieu de ses livres, qu’il a telle une sage-femme amené au monde, n’est-il pas un Prospero ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet ; trop pour ce simple billet.

Un autre exemple cependant : la longue scène de Jazz, qui commence de manière prométhéenne, avec l’égoïsme de l’éditeur et du poète, chacun abandonnant horriblement sa compagne ― qui ne demande pourtant qu’un peu d’attention à un moment pour elle crucial ― parce que leur travail, leur œuvre, cette volonté d’atteindre et de voler le feu sacré, vaut tous les sacrifices, y compris l’amour des seuls êtres qui les comprennent et qui les aiment ; cette scène qui se prolonge de manière orphique dans le caveau de Jazz, « chacun de ces musiciens est un artiste » s’extasie le poète, et qui dévoile ce qu’est le Jazz, ce qu’est l’écriture, ce qu’est l’art, cette initiation qui prend un matériau brut, simple, grossier, et qui le transmute, avec tout l’amour, la générosité, l’abandon, la foi, le don de soi, dont l’homme, cette créature faible et mortelle, est capable, en une pièce éphémère d’une beauté indicible, reflet de Dieu sur Terre ; cette scène qui se poursuit de manière asymétrique, « they are working girls, it does not count », dit le poète, « yes, it does » réplique l’éditeur, le premier se perdant dans l’ivresse dionysiaque, le dernier revenant à son travail apollonien ; et puis, enfin, cette scène qui se termine dans le dénuement le plus cruel : le poète abandonne sa maitresse, qui vient de tenter de se suicider, plus froidement que s’il abandonnait son chien. Oui, cette longue scène capture, en quelques minutes, toute la beauté et toute la laideur de l’artiste. Elle est tragique, elle est dramatique, elle est comique, elle est réelle.

Réelle.

La poésie est réelle.

Ce qui importe, c’est que ce film existe. En traitant de la fièvre créatrice qui dévore l’auteur et l’unit à son éditeur, il témoigne de ce fait contraire au bon sens et à l’opinion commune : la poésie n’est pas un luxe, elle n’est pas frivole, elle est vitale. Et le fait que notre monde la rejette ― qui publie et qui lit de la poésie aujourd’hui ? Qui lit les milliers de pages de Thomas Wolfe ? Qui lit les milliers de page de Marcel Proust ? ― est en soi à la fois un symptôme, une cause et peut-être un remède des troubles qui l’agitent.

Si notre résistance au terrorisme a pour seul salut une plus grande cohésion sociale, loin du chant des sirènes qui nous invitent à la haine, et une plus grande adhésion à ce qui nous définit communément ― notre civilisation laïque ―, alors certainement, nous avons besoin de poètes ; nous avons besoin de poètes pour nous révéler à nous-même et éclairer notre route.

Thank you, Michael Grandage and John Logan, for carrying out this piece of work.

« La poésie sauvera le monde. »

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.