Lectures de plage 2 (… et les masques)

Non, figurez-vous que je n’ai pas quitté la plage où vous m’aviez laissée. Il fait doux, une bise légère monte du cap Lardier. Le jour s’étire tandis que le soir prend ses aises ; une famille et son cercle d’amis sortent un rosé bien frais. Peut-être qu’ils vont m’inviter. Cela vous agace ? Vous avez repris le travail ? Cela vous regarde : ma vie est une fête quotidienne, le monde qui m’abrite est le plus bel endroit qui soit. Et vous en faites partie.

Ce qui me permet une douce transition au Monde flamboyant de Siri Hustvedt, dont je me suis délectée, et qui est cette deuxième « lecture de plage » dont je voulais parler.

Cette histoire d’une artiste maintenue dans l’ombre de son mari, un célèbre critique, qui choisit d’utiliser des « masques », à savoir des artistes masculins, pour exposer ses œuvres et parvenir à un succès qu’on ne lui reconnaîtra jamais, est riche de sujets de réflexion, d’autant plus lorsque l’on sait que l’auteur n’est autre que la compagne de Paul Auster.

Une première lecture, évidente, relève de la problématique du gender, et la plupart des critiques féministes se sont empressées de le souligner (du type : le livre montre à quel point il est dur d’être une artiste femme dans ce monde phallocrate qui ne se soumet qu’à la testostérone etc.), ce qui est un niveau de lecture justifié et nécessaire mais pas suffisant, car vous devinerez, ô mes amants et amantes, que le sens que j’y vois est plus profond. Au-delà de la problématique de l’identité sexuelle, il s’agit de celle de l’identité artistique, et de la fameuse dialectique de l’artiste et de son art.

L’artiste est-il autre chose que son art ? Dans quelle mesure l’artiste façonne-t-il son art, dans quelle mesure l’artiste est-il façonné par son art ? La voie artistique n’implique-t-elle pas pour l’artiste, nécessairement, le sacrifice de son identité ? La voie artistique ne mène-t-elle pas, dans son idéal, à l’universalité et à l’anonymat le plus parfait ?

Et par conséquent, puisque je suis imparfaite et faite de chair, destinée à l’échec, à la solitude, à la décrépitude et à la mort, ne suis-je pas vouée en tant qu’artiste à choisir entre deux voies : œuvrer en me sachant déjà morte, en exil dans ce monde des « vivants », en faisant le deuil de toute revendication individualiste, pour accepter de me fondre dans la communauté des « morts », des ayant-étés, ou bien, au contraire, vivre au centuple en multipliant les masques, en dilapidant mon être dans des fragments de joie que je revendiquerai peut-être, ou peut-être pas, comme étant des parcelles de moi, comme étant des désirs d’autrui, avec ce secret désir « d’être de chaque flocon de neige, de chaque éclat de voix », comme le chante Jeanne de Hautecour, ce qui, comprenons-le bien, n’est qu’une autre tentative désespérée de renouer, comme un junky dans la dépendance, avec cette présence dont parle Bonnefoy et de rompre l’exil.

Inutile de dire que cette tentative, à travers ce faisceau de masques, est vouée à l’échec, puisqu’au lieu de densifier l’être au contact de l’Un, elle le dissout et le déchire en lambeaux…

Voilà la conclusion de mes lectures de plage. L’artiste a-t-il d’autre choix que le consentement à l’exil ou la révolte des masques ?

Mais j’entends déjà Maximilien de Tresmontaine me dire : « Ces deux voies ne sont-elles pas autre chose que la névrose obsessionnelle et l’hystérie ? ».

Oui, je le vois déjà, l’illustre psychanalyste dominicain, je le vois déjà se pencher vers moi et laisser son inconscient parler à mon inconscient : « Sandrine, cette distinction que tu opères est illusion, ce que tu nommes artiste et art, poète et poème, exilé et présence, est une seule et même chose : il s’agit de l’humanité. »

Et me voici donc toute idiote devant vous, au sortir d’une baignade d’été.

Nue et démunie, sur le sable égrené par le temps, en cet entre-deux.

Entre les masques et l’exil.

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