Un salon littéraire « Assassin »

J’ai vécu l’autre soir l’expérience d’un voyage dans le temps : quelque part entre la Lutèce de Marcel Proust et la Rome de Federico Fellini, entre le salon de Mme de Villeparisis et celui de Steiner, je veux parler du salon littéraire Æthalidès, que Madame la Présidente tient chaque dernier vendredi du mois à son domicile, impasse Joseph de Maistre.

Rien ne me prédisposait pourtant à l’aventure : j’étais plutôt en peine lorsque je sortais du métro des Brotteaux, obnubilée par la litanie des attentats qui secouaient le monde, chaque semaine apportant son lot, les derniers drames étant recensés en Egypte, au Nigéria, en Belgique, en Jordanie, aux USA, au Pakistan, en France, en Syrie, au Yemen, en Indonésie, en Thaïlande, bref, partout — la globalisation porte la folie dans son sillage. Et, bien sûr, je doutais : que peut la littérature face à la guerre ? Que peut une bloggeuse urbaine et sophistiquée face à la détresse des migrants et des peuples bombardés ?

Mais l’esprit, une fois de plus, chassa mon amertume. La pensée que ce lieu bordé de bars, l’ancienne gare des Brotteaux, avait été deux siècles plus tôt un champ où le révolutionnaire Fouché faucha quinze cent insoumis en une seule journée, se modifia tandis que je cheminais au-delà de l’Horloge, prémices du quartier Masséna aux restaurants innombrables, et qu’un ange me rappelait que l’âme des massacrés était une sève inaltérable : sur ce champ d’horreur la vie avait éclos.

Aussi, lorsqu’après avoir contourné le square Olympe de Gouges, grimpé les trois étages de l’immeuble Haussmannien sis au fond de l’impasse Joseph de Maistre, sonné à la porte d’ébène d’où s’échappaient des effluves de rires et de musique, une petite voix me dit qu’il me fallait rester réceptive : je n’avais rien à perdre et tout à découvrir. La porte s’ouvrit sur Evariste Ducasse qui s’esclaffa en me voyant :

« Rentre, Camarade Cyndy, et goinfre toi ! Aujourd’hui ce sont les bourgeois qui régalent ! »

De fait, Madame la Présidente recevait bien son monde. Des plateaux d’huitres et de fruits de mer trônaient sur un piano à queue, au milieu du vaste salon qu’un trio de jazz enveloppait de son. Une trentaine de convives débonnaires butinaient champagne et vins fins sous l’éclairage feutré d’une bibliothèque grandiose.

« Sérieusement, continua Evariste, figure-toi que Monsieur l’époux de la Présidente est en déplacement à Palo Alto, c’est l’occasion de descendre sa cave ! Goûte ce côte de Nuits, un délice ! »

Quels étaient les bienheureux présents ce soir-là ? Vous êtes bien curieux ! Je vais vous donner le nom des meneurs, puisque vous insistez. Il y avait là les artistes attitrés de la Maison, bien sûr : Ludo Heurtaut, le graphiste de la collection « Freaks » et créateur de La Galerue, et Renaud Delattaignant, des studio Casablanca, et porteur du très beau projet « Comme un Arbre », mais aussi les artistes Christine Heppe et ses consœurs de l’atelier d’Hubert Gaillard, ainsi que les généreux Paul Marandon et Jean-François Dougnaglo (alias FO2). Pierre Legris avait aussi convié certains de ses amis et j’eus l’agréable surprise de le retrouver en grande conversation avec Maximilien de Tresmontaine, l’exorciste et psychanalyste bien connu, qui me fit un clin d’œil quand je m’approchai de lui pour le saluer.

« Sandrine, venez me sauver de Pierre ! L’animal s’est mis en tête de réconcilier Sigmund Freud et René Guénon, et j’avoue que c’est une tâche trop ardue pour moi ce soir. »

Pierre Legris ne permit aucune échappatoire au vieux dominicain.

« Maximilien, convenez-en : Guénon, si sévère avec la « psychologie des profondeurs » n’avait aucune idée de l’œuvre de Freud. La preuve, il élabore une grande partie de sa critique sur l’étymologie du mot subconscient, terme qui, on le sait, n’existe pas chez Freud. C’est un affreux anglicisme. La question est : quelle était la source dont disposait Guénon ? »

Et ainsi de suite, je vous épargne les détails, bien que le reste de la discussion fut phénoménal. Pierre Legris évoqua « L’Enfer » de Dante qu’il compara au parcours d’une analyse, tentant de soumettre au dominicain l’idée que la psychanalyse participait de « l’œuvre au noir » et qu’elle était de ce fait même compatible avec un cheminement initiatique.

« Mon mari a un mot pour cette escrime, me glissa alors Madame la Présidente, qui venait de se porter à mes côtés : il appelle cela « la réconciliation des antipodes »… Comment vas-tu, Cendy ?

— mais je vais très bien, merci.

— tu connais Jérôme ? Jérôme ! Mais Jérôme enfin ! Jérôme Delclos. Notre prochaine publication. Vingt Leçons de philosophie par le meurtre. Tes mèches violettes vont adorer : ça décoiffe ! Viens, il nous a promis une séance de lecture. »

Et de fait, pendant la demi-heure qui suivit, l’assemblée eut la chance d’écouter l’aède des Alpes Maritimes qui avait fait un long trajet spécialement pour cette soirée et qui partageait ainsi avec nous quelques « leçons » choisies du recueil à paraître. Je fus immédiatement séduite par la bonhommie vive et caustique de l’écrivain. Son texte était précis, vif et amusant. L’idée du recueil, un enseignement philosophique d’un maître assassin à son disciple — le lecteur, à qui il s’adresse par le tutoiement — était tout simplement génial, et son exécution tout simplement parfaite.

« C’est bon, çà, hein, Cendy ! s’extasia Evariste. Sacrée recrue pour la Maison !

— tu l’as dit, fis-je en portant une coupe de champagne à mes lèvres.

— Y a pas à dire, continua notre camarade du métal, mon sang a beau détesté cette ostentation intellectuelle du Capital, j’avoue que ça fait chaud au cœur, la littérature !

— La philosophie par le meurtre, fis-je… Ça se tient : n’est-ce pas en tuant les préjugés que l’on devient philosophe ?

— Assassin des préjugés, de la bêtise et de la morosité ambiante ! clama Evariste Ducasse en levant haut son poing en l’air.

— Tu sais quoi, le félicita aussitôt Madame la Présidente, qui n’avait rien perdu de notre échange, on la tient notre 4ième de couv ! »

A la suite de quoi, toute l’assemblée redoubla d’ardeur dans cette promesse d’une littérature assassine.

Je ne doutai pas que Freud et Guénon auraient tous deux acquiescé à ce projet initiatique.

Oui, Evariste a bien raison. Ça fait chaud au cœur, la littérature.

La poésie sauvera le monde.

Tagged under:

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.