Quand j’entends le mot littérature…

Dans l’éditorial de la dernière livraison du Matricule des Anges(*), au demeurant fort sympathique, comme de coutume, Thierry Guichard esquisse un parallèle empreint d’optimisme qui me semble nécessiter quelque tempérance. « Aïe, crierez-vous avec raison, encore un billet pointilleux et intello. » Pointilleux est le mot juste, tant ce qui suit est moins une critique du susdit éditorial qu’une intention d’approfondissement. Mais écoutez, amis poètes, écoutez.

La proposition de l’éditorialiste, fort louable, est de combattre le terrorisme non par la dérive sécuritaire mais par le principe de réalité : attaquons les terroristes à la source de leurs fantasmes, travaillons sur la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres. Pour justifier cet axe de pensée, Thierry Guichard rappelle l’épisode de la vague de suicide des vierges de Milet, rapporté par Plutarque, et commenté par Claude Louis-Combet(**). Ces vierges, qui se pendaient habillées de leurs plus beaux atours, allaient à la mort comme de jeunes fiancées à leur mariage. Le mimétisme maniaque continua jusqu’à ce qu’un sage « préconise d’enlever aux vierges leurs parures et d’exhiber nu le corps des suicidées. » « Désacraliser leur mort, c’était désamorcer les raisons de leur acte. », explique Thierry Guichard.

Tout cela est très bien. Mais comment faire ? Comment désacraliser le fantasme du martyr accomplissant sa destinée par le djihad ? Par la littérature pardi ! nous dit Thierry Guichard. Puisque la littérature, « en multipliant les visions complexes du monde, permet d’éviter l’univocité qui est la première marche du chemin qui conduit au fanatisme. » En quoi, conclut Thierry Guichard, la littérature est « une arme contre le terrorisme ». CQFD.

D’où le titre de l’édito, « Quand j’entends le mot terrorisme, je sors mon livre », qui prend à contrepied, on l’a compris, le célèbre « quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver » attribué à Goebbels.

Thierry Guichard va même un cran plus loin, en écrivant que l’accès du plus grand nombre à la littérature, s’il est une solution au problème du terrorisme, poserait en soi un problème au monde occidental puisque celui-ci « se retrouverait face à des millions de gens libres. » Et Thierry Guichard de conclure par un superbe : « De quoi le terroriser ? »

La rhétorique est implacable. Résumons la thèse : 1) Les actions des terroristes sont fondées sur des fantasmes, eux-mêmes fondés sur une mauvaise représentation de soi est des autres ; 2) la littérature permet de relativiser et de nuancer ces représentations, donc permettre un accès général du peuple à la culture et à la littérature, c’est mieux combattre le terrorisme; 3) mais cet accès à la culture rendrait le peuple libre, ce qui pose un défi à tout gouvernement. De là à déduire que le terrorisme est la conséquence de notre modèle occidental, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas mais qui sent bon la critique du monde moderne des disciples les plus égarés de René Guénon.

Pourquoi vous raconter tout cela ? Parce que je reste sur ma faim. En dépassant l’épilogue politique, n’y aurait-il pas un autre parallèle que l’on pourrait dresser ? Thierry Guichard est parti, on l’a vu, des suicidées de Milet, pour aboutir à l’idée que la littérature peut éradiquer le terrorisme, disons même, de manière générale, le meurtre de l’autre. Admettons.

Mais la littérature est-elle la panacée pour autant ? Nous permet-elle, par exemple, de lutter contre le suicide, ce suicide qui séduisait les vierges de Milet ?

Ici, me semble-t-il, nous devons faire appel à une figure emblématique, celle du très respectable intellectuel Steiner, dans La Dolce Vita de Fellini. Steiner n’est-il pas remarquable ? Il est musicien, lettré, écrivain, érudit, homme calme et bienveillant, en un mot comme en cent : il est le modèle de l’homme cultivé, un lointain descendant spirituel de Boèce, le fleuron de notre civilisation. Le personnage de Marcello, c’est incontestable, le considère comme un phare, une lumière dans ce crépuscule qu’est notre monde. Et vous vous souvenez de ce que fait Steiner dans le film ? Il tue ses deux enfants, avant de se suicider. Pour la seule raison, semble-t-il, qu’il est d’une trop grande lucidité : il sait que les anges n’ont plus de raison d’être dans ce monde envahi par l’enfer.

A moins de se ranger du côté des classiques romains et de concevoir le suicide comme la plus grande liberté, je ne pense pas que Thierry Guichard, dans son édito, en disant que la littérature permettrait à des millions de personnes de devenir libres, suggérait qu’elle les mènerait gaiement à une mort aussi glorieuse que celle de Caton d’Utique. Or, c’est là tout l’enjeu : la littérature nous affranchit-elle ? Fait-elle de nous des hommes et des femmes libérés de notre propre folie ? Car, s’il est un fait que le personnage de Steiner nous apprend, c’est que la littérature ne nous sauve pas du suicide.

En fait, la littérature ne nous sauve pas, elle ne nous sauve de rien.

Il est malheureusement naïf de croire que l’on devient une meilleure personne ou une personne plus libre ou plus saine d’esprit parce que l’on lit des livres. Certes, la littérature a généralement tendance à nous ôter toute haine de l’autre. Mais nous guérit-elle de la haine de soi ?

Le rêve messianique et socialiste d’une société éclairée, où chacun serait sage et cultivé, tournera toujours au cauchemar tant qu’on ne saisira pas la monstruosité qui sommeille dans le cœur de l’homme. C’est tout le bienfait de la littérature de nous permettre de voir et de sentir cette monstruosité, mais elle n’est aucunement une pierre philosophale qui permet de la transmuer. Cette quête appartient à l’artiste.

La littérature n’a de valeur que dans la vision de notre échec annoncé. Elle est cette sagesse qui crie dans le désert et qui tente de me dire que moi, qui pourtant lis des livres et sais que la sagesse crie dans le désert, je ne l’entendrai pas, je ne cesserai d’appartenir à ce désert, je ne cesserai d’être ce désert.

Je resterai folle, aussi ivre de vie et saisie de folie que ces suicidées de Milet.

Il me semblait opportun de faire acte de tempérance et d’ajouter ma part d’ange au dernier matricule.

 

 

 

(*) Le Matricule des Anges, n°184, Juin 2017

(**) Claude Louis-Combet, « Les Milésiennes », dans « Rapt et ravissement », Deyrolle, 1996, cité par T.Guichard

Tagged under:

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.