2. Comment ne pas museler un alligator

L’impression que j’ai, presque depuis la naissance de Zack et Everett il y a quarante-trois ans, c’est qu’ils sont lancés comme deux balles de fusil à canons juxtaposés en direction de la même et unique cible : la plus énorme connerie à faire à deux. Comme il est né une minute et demi avant Everett qui poussait derrière lui dans le noir, Zack, en tant qu’ainé et jumeau dominant, est toujours celui qui ouvre la voie du désastre où ces deux abrutis s’engouffrent en chœur. Comme si leur existence n’était destinée qu’à illustrer ce que dit Veblen, dans sa Théorie de la classe de loisir, au sujet du goût têtu de l’américain moyen pour la prouesse sportive aussi ostentatoire qu’inutile et désespérante. Chacun sur cette terre a sa croix, les jumeaux sont la mienne. Ordinairement, ça se termine aux urgences, ou derrière les barreaux d’une cellule en compagnie d’Indiens séminoles ivres morts ou de mineures cubaines, plus ou moins putes, qui les insultent en espagnol et leur crachent au visage sous le regard désabusé du sheriff du comté.

Ce matin, sans doute parce qu’ils ont voulu impressionner le français qui s’était levé aux aurores et tandis que je pionçais encore, les jumeaux ont entrepris sans m’attendre (oui bordel, sans m’attendre !), de museler et changer de bassin cette grosse mère qui a pondu il y a quelque temps. Mes demeurés de fils savent pourtant bien que ça doit se faire à trois : moi, parce que je suis le plus lourd, qui monte sur la bête, Zack, parce que c’est le plus fort, qui lui ferme les mâchoires, et ce grand benêt d’Everett qui les lui ligote prestement avec les liens ad hoc, ces sortes de gros Serflex super-costauds gainés de plastique sur des câbles de vélo, qu’on commande à un mec en Allemagne qui les fabrique  exprès pour des élevages de crocos en Afrique.

Lorsque Zack, le rouleau de liens en pogne, est monté sur cette grosse mère comme s’il le faisait sur un bronco de rodéo, ce après avoir convaincu Everett qui n’attendait que ça de fermer les mâchoires à deux mains et sans gants, c’était une putain d’erreur. A fortiori si près des œufs. La femelle a envoyé dinguer Zack cul par-dessus tête dans la vase, et Everett s’est fait emporter un lambeau de chair sur l’avant-bras droit de la taille d’un steak. Résultat : on se retrouve dans le pick-up de Connie, la femme de Zack, qui fonce à toute blinde en direction de l’hosto. Elle au volant pied au plancher et tambourinant sur le volant, Zack à la place du mort, et avec à l’arrière Everett qui pisse le sang entre Cammy et moi. Ma belle-fille est folle furieuse, tandis que nous quatre on se tait, sauf Everett qui gémit atrocement en se tenant le bras et tachant la banquette. Connie en profite pour nous lancer des injures et son regard dans le rétro ― les flammes de la mort. A un moment, elle se tourne vers Zack, et comme elle est en position de force, elle s’autorise à lui lancer comme ça, froidement : « Ça te plait donc tant, enfoiré, de chevaucher des grosses ? ». J’imagine qu’il doit bien savoir à quoi elle fait allusion, parce qu’il ne moufte pas, façon gosse pris en faute.

On passe la matinée aux urgences, à attendre qu’ils s’occupent d’Everett. Par chance, aucun muscle n’est touché, et pas de fracture. Il s’en sort avec une belle rangée de points toute neuve. Quand on revient à la maison, l’œuf d’une autre mère a éclos. Le petit gator est très vif.  Cammy le prend en photo en train de nager dans le vert. Connie n’est toujours pas calmée, elle cherche encore des crosses à Zack, l’accable en désignant le bébé saurien : « On va l’appeler comment ? Adultère Joe ? Baiseur de salopes ? ».  Je regarde les photos de Cammy sur le petit écran numérique du Canon, je lui dis : « Hey frenchie ! Welcome to Florida ! ».

 

Photographie ©M.A.

1 Comment

  • Truxton Orcutt Répondre

    Hi Laurent, Jérôme ! With Micky we’re on the road, we think of you, pals ! Don’t worry my friends, the next chronicle will be delivered on time ! The weather is hot in Florida, but I can imagine that in France it’s perhaps the same thing. Stay cool, and keep on ! With friendship,

    Truxton

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