3. Poisseux

C’est vraiment la série noire, même si j’ai connu pire. En roulant hier à tombeau ouvert sur la piste, Connie a méchamment fusillé un soufflet de cardan. Aujourd’hui, Zack et Everett n’ont rien fait d’autre que chercher la bonne pièce dans des casses, puis réparer, couchés dans l’ornière sous le véhicule. Faut encore que ça soit moi qui leur dise de changer la paire complète de cardans parce que c’est comme ça qu’on doit faire, puis de contrôler les rotules, tant qu’ils y sont.

Avec ça, il fait une chaleur de tous les diables, une chaleur moite, épaisse et collante comme de la glu, où l’odeur de vase et parfois de charogne qui provient du marais est suffocante. Larhonda, la femme d’Everett, plombe l’ambiance en distillant au fil des heures, en apartés discrets, cette idée absurde que Cammy porterait la poisse. Mais ça ne l’empêche pas de tourner autour du français, et elle fait même tomber son bâton de rouge juste pour pouvoir se baisser sous son nez, et exhiber ses avantages couleur chocolat sous sa petite robe d’été qui se relève. Larhonda, c’est une nature. Et comme aujourd’hui le mercure bout dans le thermomètre, elle frétille mieux qu’une tranche de bacon dans la poêle à frire.

Du coup, à la mater qui fait son numéro, je me prends à réfléchir à ce que Connie a dit à Zack, et j’en viens à me demander si cette histoire — lui trompant sa femme « avec des grosses » — ne concerne pas, des fois par hasard, Larhonda qui ne l’est pas du tout, grosse, mais qui a, disons, un gros tempérament. Merde ! Voilà autre chose ! Et si j’y pense, les jumeaux se sont déjà dans le passé échangé des gonzesses, vu aussi qu’ils se ressemblent comme Tic et Tac et leurs foutues noisettes. Mais là, je crains que ça ne soit pas du Disney, et qu’on aille vers un mauvais remake d’Abel et Caïn, ou bien un combat de catch féminin dans la boue entre mes deux brus. Et je suis trop vieux pour faire l’arbitre.

Cammy, en vrai gentleman, fait comme si de rien n’était, il se contente de déglutir ou de regarder ailleurs quand Larhonda lui fait sa parade brulante en le frôlant au passage de ses ongles manucurés. Larhonda a des mains incroyables, très longues, le genre de mains de harpiste qui ne semblent faites que pour vous caresser. Faut dire qu’elle en prend soin, la garce : toute la foutue journée à se les vernir, assise bien cambrée sur le capot de la bagnole encore chaud sous son cul, ses jambes brunes interminables croisées très haut. Pendant que les deux autres nigauds sont affairés sous le bas-de-caisse du pick-up, elle envoie des sourires à Cammy et papillonne des cils comme une plante carnivore qui saurait le morse. Et je sais bien que ce soir, à l’heure où la fraiche tombera sur le marais, quand les martinets siffleront en tombant en piqué sur l’élevage, que les deux frangins seront occupés à se biturer quelque part en ville, le français risque de se métamorphoser en son compatriote Pépé le Putois, ou même, tiens, le loup de Tex Avery, avec sa langue pendante et les yeux qui lui sortent des orbites. Alors il sera trop tard, les jeux seront faits. Du coup, dans le petit spectacle piquant des ongles de Larhonda qui agite sa main d’atouts, je ne vois plus que les clignotants qui s’allument en série, ceux qui disent « Alerte rouge », et en l’entendant glisser à Cammy je ne sais quelle allusion un peu salace de sa voix de Betty Boop, moi c’est « Rien ne va plus » que je capte dans la touffeur silencieuse au-dessus de l’eau verte et plate, comme si j’étais le directeur d’un casino qui sur ses écrans de contrôle repère la cliente trop en veine, celle qui va faire sauter la banque.

Moralité : il va falloir que je sorte le frenchie de ce guêpier en même temps que ma pomme, et ma bagnole qui dort dans la remise — mettre la batterie en charge, refaire les niveaux, envoyer un coup de Kärcher sur la carrosserie et le parebrise, et roulez jeunesse ! Ça tombe bien, Cammy voudrait aller à Thibodaux où j’ai enseigné sur le campus une dizaine d’années, histoire de prendre quelques photos. Ça me fera des vacances.

 

Photographie ©Matt Kingery

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