5. Crevettes proustiennes

Comme on a tout notre temps, on prend le chemin des écoliers le long de Choctawhatchee Bay, et on fait une pause dans un petit port de pêche où à l’époque de mes vaches maigres — j’étais jeune et fringant alors mais sans un sou, c’était de retour du Nam — j’ai trimé sur le chalut d’un armateur cubain, pour la crevette. Comment c’était, le nom de ce bateau, déjà ? Peu importe. Dans ce bled aux toits crépis par le guano de mouettes, rien n’a vraiment changé depuis les Seventies. Mais surtout, ce qui me saute au visage, c’est l’odeur. La putain d’odeur de crustacés. La madeleine de Proust trempée dans le thé, à côté, c’est du Chanel. Tout le secteur est plombé comme jadis par cette chape aigrelette. Je raconte à Cammy que c’était encore beaucoup plus fort à l’époque, les bateaux n’étaient pas suréquipés pour la chaine du froid comme ils le sont tous aujourd’hui.

Me revient en mémoire l’accostage sur le môle à nuit noire, l’heure de la débauche, et mon échec à me rendre propre sous la douche malgré le savon et la brosse de crin sur ma peau et dans mes cheveux. Le parfum de la crevette rose de Floride, cette crevette que l’on ne consomme pas, qui sert d’appât pour la pêche, dans ces années-là ça vous imprégnait non seulement la couenne, les tifs, les poils, mais aussi les frusques. Vous l’aviez respirée toute la sainte journée, ça devait avoir infusé par les pores sous votre épiderme. Vous la trimbaliez partout avec vous, elle vous nimbait comme la mandorle du Christ de ses fragrances de fillette négligée : quand vous franchissiez la porte d’un bar de nuit, quand vous draguiez une mignonne au comptoir, quand vous achetiez vos clopes. Et si vous l’aviez oubliée parce que vous étiez dedans et qu’elle vous semblait depuis toujours faire partie de votre vie, elle se rappelait brutalement à vous quand vous réalisiez que la caissière du Walmart, ou même le pompiste puant l’essence qui vous rendait la monnaie, résistaient à la tentation de se pincer les narines, et vous infligeaient cette gueule de dégout et de mépris qu’on réserve aux clodos.

Cammy me demande comment j’ai pu supporter ça. Je lui réponds simplement qu’après cette saison de pêche sur le Miranda — voilà, cette coque rouillée s’appelait comme ça — après ces trois mois de travail esclave donc, je n’ai pas pu bouffer de chatte pendant au moins deux ans. C’est pas que je voulais pas, non, c’était mon nez qui refusait, aussi indépendant de moi que celui du môme Pinocchio quand il s’allonge. Je sais que ça parait con, mais c’est ainsi. Cammy ne comprend pas, et comme mon argot français est lacunaire, je peine à le lui expliquer autrement que dans mon slang : « D’ya know what, dude ? After three months of shrimping, it was impossible for me to eat pussies.» Il gamberge, je vois son œil qui s’allume. Ça y est : il a percuté, il rit. Parce que c’est drôle, peut-être ? Je voudrais bien t’y voir, tiens ! Comme on dit au Québec : « Maudit français ! ».

 

Photographie ©Chris Grossman

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