10. Aris

Juste avant de franchir la frontière qui sépare la Floride de l’Alabama, je fais un crochet pour une visite, en passant, à mon vieil ami Aristeo, que tout le monde appelle Aris. Aris est un grec de la deuxième génération, son père est venu d’Athènes à la fin des années soixante, il était communiste et fuyait la Grèce des Colonels avec sa femme, Helena, et ses gosses. Aris et sa sœur Mina étaient très jeunes quand ils ont fui la Grèce, « Desfina le trou-du-cul de la Boétie » explique Aris, à côté duquel son bled en Floride, Two Forks, est carrément « civilisé ». Merde, ça devait être quelque chose, l’enfance d’Aris ! Des ânes, des chèvres, des putains de cailloux brulants sur une colline aussi râpée qu’un paillasson de bordel dans les Carpates. Des gonzesses habillés en noir dès la puberté, parce qu’en deuil d’un père, d’une grand-mère ou d’une tante. Mais comme il était tout gamin, il n’a aucun souvenir.

Aris tient une sorte de cercle de jeux à la cambrousse où les mecs du coin, et quelques femmes vieillies prématurément, viennent le samedi soir flamber leur salaire ou leur pension aux cartes et aux dés. Il leur vend de la Coors, leur sert aussi de l’ouzo « Sans Rival »[1], puis un vin raisiné très raisiné — trop à mon gout — et leur ouvre des boites de Dolmas et d’Halwa puisque sa clientèle est constituée de pas mal de Grecs mais aussi de Turcs, qui ici vivent en bonne intelligence alors que, raconte Aris, dans leurs pays ils ne peuvent pas se piffrer. Aris se félicite de cette concorde, il est heureux que Cammy y voie la preuve que notre modèle d’intégration à l’américaine fonctionne encore.

L’été dernier, Aris a accompli le pèlerinage, il est retourné en Grèce. Il nous sort des photos de Desfina, qui le montrent tout près de l’église où il a été baptisé. Cammy remarque que ça ressemble à sa région en France, « la Drôme du Sud», aux portes de la Provence. Des maisons en belle pierres de taille, un ciel méditerranéen. Un peu bêtement, je m’étonne qu’en Grèce les églises aient des horloges, et pas de coupoles. Aris me répond : « Mais qu’est-ce que tu crois ? Que c’est une putain d’île pour touristes ? Chez nous on bosse dur, on n’a pas le temps de construire — comment tu dis ? — des coupoles. Puis aussi, il nous faut bien savoir l’heure qu’il est : c’est la Béotie, les mecs ! On ne passe pas notre temps à se faire bronzer le cul sur la plage ». Il ajoute : « Vu que la plage, elle est à deux heures de route non goudronnée, et que là-bas, en plus, on n’a pas lerche de bagnoles ».

Cammy voudrait miser quelques billets de dix à une table où un vieux chypriote fait des tours de bonneteau avec des cartes à jouer tachées d’huile de colza plutôt que d’olive, mais je l’en dissuade : ces accros du jeu sont de vrais renards derrière leurs regards plombés par l’abus de liqueur d’anis, et on n’a pas récupéré les 100 dollars du français auprès des deux garces[2] pour les voir disparaitre dans des poches de salopettes graisseuses. On s’en jette encore un dernier avant de reprendre la route, on dit « Ya Sas »[3] aux joueurs, « See you soon » à Aris qui nous regarde nous éloigner, et on est déjà repartis, un peu vaseux tout de même, parce que les 45° de l’ouzo sont « Sans Rival » pour nous assommer mieux qu’un coup de batte.

[1] En français dans le texte (NdT).

[2] Voir billet précédent « Cent dollars plus les frais »

[3] Ya Sas : « Salut à tous » ou « Salut la compagnie » en grec (NdT).

 

Photographie @tina_03

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