11. Lire un livre, une rivière ou une femme

Sitôt qu’on a franchi la frontière de l’Etat, on est dans le Sud profond. Cammy veut qu’on aille à Mobile parce qu’il y a des années de ça, il a lu le livre éponyme de Michel Butor. Ce que j’aime chez Cammy, dans quoi je me retrouve totalement, c’est le fait qu’il semble voir les choses avec les yeux du lecteur qu’il est. Jérôme, mon  traducteur en France, est comme ça lui aussi. Les pêcheurs ont une expression : ils disent « lire la rivière ». Quand vous arrivez sur un poste de pêche, il vous faut passer du temps à lire le courant, les éclosions d’insectes, la présence ou non de larves à la surface de l’eau, de gobages à la surface. Et c’est seulement après que vous pouvez lancer votre fil. A la pêche à la truite, en marchant le long de la rivière vous déchiffrez tout un alphabet, la rivière se raconte comme le ferait un livre, et tout comme pour un bouquin, chaque lecteur se fait sa petite lecture perso.

Je n’ai jamais lu Butor, je ne sais pas ce qu’il a écrit sur Mobile, Alabama, et d’ailleurs je m’en fiche un peu. Mais je comprends tout à fait ce que ressent Cammy. Quand j’ai collationné les textes de L’Hospitalité des voleurs, c’était comme si je passais d’un paysage à un autre : des ruelles de Bagdad ou de Bassora aux montagnes de la Chine ancienne, des déserts de l’Arabie à la piaule miteuse d’un détective privé californien, de l’Arche de Noé à la Grotte de Bin Laden, et tout ce que voudrez. Et c’est toujours, d’une façon ou d’une autre, pour nous qui voyageons dans les livres autant que dans des lieux bien réels, le faire dans la Bibliothèque. Et je sais que si je me rendais sur les lieux que j’ai déjà visité dans des livres, j’y chercherai et même j’y lirai ce que déjà en eux j’ai lu et trouvé, et qui s’est imprimé non seulement dans ma mémoire mais aussi dans mon regard, si bien que voir un paysage qui ne sort d’aucun livre m’est le plus souvent indifférent.

J’explique ça à Cammy, et il me demande si j’éprouve la même chose au sujet des gens, et en particulier si les femmes qui me font craquer ne le font qu’à incarner des héroïnes de romans, ou de films ou de séries TV, ou encore des personnages dans des tableaux, qui hantent ma mémoire ou au moins l’ont impressionnée durablement à telle ou telle époque de mon existence. Ça me donne à réfléchir. Je crois bien que oui, en fait. Ou alors il faudrait que je croise une femme sublime qui ne sortirait que de la vie. La vérité nue qui sort du puits. Une femme sans références, vierge de toutes mes lectures et de tous mes spectacles. Une femme absolument présente, dégagée du passé comme la truite sortie de l’eau et dont les ouïes palpitent en silence sur la rive. Merde, ça me ferait vraiment drôle. J’explique ça à Cammy, il se tait un long moment. Ça doit lui faire penser à sa propre histoire. Puis il me dit : « Tu la reconnaitrais, cette femme-là, non ? Tu ne pourrais pas la rater ? ». Je le regarde me viser à travers son objectif tandis que je me tourne vers lui puis me reconcentre sur la route qui nous mène à Mobile. Je m’entends lui répondre : « Bien sûr que je la reconnaitrais, tu m’étonnes que je la reconnaitrais, celle-là ! ». Et après ça : « Remarque bien, j’en sais rien, et si ça se trouve, je l’ai déjà ratée, je la rate tout le temps. » Cammy dit d’une voix blanche : « Putain, ça fout les foies, non ? Ça te fout pas les foies ?  ».

 

Photographie @Nicolas Valentin

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