12. Le P’tit Jésus en culottes de velours

Sur la route, tout finit par se ressembler. Les mêmes stations-services, les mêmes hôtels des grandes chaines, les mêmes supermarchés idem, le même bitume ramolli par la canicule et les mêmes bagnoles américaines, japonaises ou allemandes, que dans le reste du pays. Bon, il y a les gens, d’accord. Mais de plus en plus, ils portent tous les mêmes marques, écoutent les mêmes musiques, regardent les mêmes séries TV. Sans doute est-ce un effet des réseaux sociaux. Ceci dit, s’il y a encore quelque chose qui distingue nos différents États, c’est bien la bière. Si les types au comptoir n’éclusent pas de la Coors ou de la Bud, ils restent attachés aux bières locales. C’est la même chose en Grande-Bretagne, m’explique Cammy : à Dublin vous buvez toutes sortes de Guiness à la pression, et à Glasgow ce sera de la Tennent’s, d’autant qu’autour de deux livres la pinte, elle est donnée. En France, bien qu’ils boivent pas mal de Heineken, ils ont la Kronenbourg, la « Kro » me dit Cammy, et je lui sors mes souvenirs de vétéran du Nam : là-bas, sur le Delta, on avait adopté la « 33 » que buvaient les français en Indochine avant nous, et qui est une bière belge. Cammy me confirme que la Belgique est en effet le saint pays de la bière où elle a reçu des moines des noms fantastiques : « Mort subite », « Bière du Démon », « Péché d’amour », et d’autres tout aussi admirables.

On quitte la route 10 avant Mobile, on se gare sur le parking d’un grill qu’on pourrait aussi bien trouver à Chicago, à Missoula ou San Diego, mais sitôt qu’on a franchi la porte, tout est plus lent et plus feutré que dans ces régions-là, comme si vous écoutiez un 45 tours mais en 33 : l’accent de la barmaid, « Gulfcoast » plutôt que vraiment de l’Alabama, la country sirupeuse qui sort du jukebox, et même les mouvements de tête ou de buste des clients qui nous détaillent de la tête aux pieds, tout ça tourne au ralenti, comme Pamela Anderson faisant balloter ses gros lolos sur la plage de Malibu. Cool.

On se cale au comptoir, on s’intéresse à leurs bières, et ça suffit pour sympathiser. La barmaid nous les montre, ils en ont une tapée. On jette notre dévolu sur six bières en lisant leurs belles étiquettes. Comme on a faim, on commande des steaks bien saignants qu’on accompagne avec leur « Naked Pig », une blonde. On finit nos steaks, nos frites, et on fait descendre notre part de tarte avec une Snake Handler, cette bière brassée à Birmingham qui vous surprend avec ses notes de caramel derrière lesquelles vous entendez légèrement sonner les accords, plus graves, des basses liquoreuses. Après ça, c’est l’heure de passer à du lourd. Les vrais hommes aiment la brune. Cammy opte pour une Angry Brown Ale, brassée à Tuscaloosa : « Caramel et malt grillé », se prononce-t-il en faisant rouler le breuvage sur son palais. Comme on en est aux bières de Tuscaloosa, je m’éclate avec une Lamplighter IPA, très exotique dans ses notes de citron et de fruits rouges, un vrai paradis tropical. Vient le bouquet final : Cammy se risque à une Peanut Butter Porter qu’il me laisse gouter — encore une bière de Birmingham. Elle tape à 12° et, aussi incroyable que ça puisse paraitre, a un gout de beurre de cacahouète ! C’est trop fort pour le vieux bonhomme que je suis, et je finis cette petite séance de dégustation avec une bière de la maison Blue Pants à Madison, une stout brassée avec du café, et son discret arôme de vanille qui vous adoucit l’ensemble.

La serveuse s’appelle Nicole, elle parle français, nous confie qu’elle vient de Louisiane. Elle nous dit qu’on ne peut pas partir sans tester cette bière de Fairhope au nom incroyable, « I Drink Before I Amber » — Je Bois Avant d’Ambrer », traduit-elle pour Cammy qui est d’accord avec moi sur le fait que, dans sa langue comme dans la mienne, ça ne veut décidément rien dire. Mais quand on prend la bière en bouche, on comprend : une putain d’explosion pour nos papilles entre l’ambre, puis le chocolat, le café, et, nous confirme Nicole en souriant, la suavité angélique du sirop d’érable. Je demande à Cammy ce qu’il en pense. Il prend son pied, me répond en français : « Le P’tit Jésus en culottes de velours ».

 

Photographie @Barcade Brooklyn

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