13. Mobile, ville spéculaire
On arrive à Mobile. On flâne un peu, Cammy prend quelques photos des rues, je le regarde faire. A un moment, il me dit comme ça qu’il a quelque chose à régler dans le coin. Ok. « Mais seul ». Si ça ne me dérange pas, il ajoute. « No problemo », je lui réponds. Mais je me demande bien ce qu’il a soudain à foutre de si important dans une ville qu’il ne connait pas, si loin de chez lui. Va savoir, et n’importe comment ce ne sont pas mes affaires. On se donne rendez-vous dans un Dinner devant lequel j’ai garé le pickup, on se dit à tout à l’heure. Il monte dans un taxi, et je me retrouve seul comme un con dans Mobile où, en ce qui me concerne, je n’ai rien de mieux à glander que chercher l’ombre et la fraicheur en m’occupant à prendre des notes pour mes petites chroniques tout en éclusant du café noir. Du coup, j’écris celle-ci tiens, celle où je parle de Cammy et de son escapade. Je ne crois pas qu’il soit allé aux putes, il ne connait pas les adresses, les quartiers où ça racole, et si c’était ça il m’en aurait parlé. Puis ça n’est peut-être pas son genre. Je réalise que le français est au fond assez secret, que je ne sais pas grand-chose sur lui, vu qu’on a surtout parlé de moi.
Il revient à l’heure dite, pose son sac de photographe à ses pieds et s’installe devant moi. On boit notre café sans se dire grand-chose. Je finis par lui demander s’il a pu faire ce qu’il voulait, comme il le voulait. Il opine, me raconte d’une traite qu’en Afghanistan il a connu un mec de Mobile, un sergent des Marines, avec qui il était devenu pote. Le type est revenu ici allongé dans de la bâche verte, il est enterré au cimetière militaire. Pendant qu’il m’explique ça, je prends des notes sur mon carnet. Je dis à Cammy qui me regarde faire : « Tu sais bien que nous autres, les écrivains, on est de vrais charognards ». Il me demande à lire mes notes, je lui dis d’attendre un peu. Ce mec, le sergent des Marines poursuit Cammy, s’est fait tuer bêtement, en marchant sur une mine lors d’une patrouille de reconnaissance. Cammy me confie qu’il n’a pas toujours été photographe, qu’à une époque il était dans une unité combattante. Chasseur Alpin du 27ième BCA. La Bosnie-Herzégovine en 94. Merde, ça me rappelle le Nam, les batailles dans les montagnes, ça nous fait un putain de point commun. Surtout, ça réveille en moi les vieux fantômes. Je demande au frenchie si son ami était marié, s’il avait des gosses.
« Pas d’enfants heureusement, mais il était marié, oui.
― Tu es allé voir sa veuve ?
― Je suis juste allé fleurir sa tombe.
― T’aurais pu passer la voir, ça lui aurait sans doute fait plaisir.
― Ça ne risque pas.
― Pourquoi donc ?
― Elle s’est suicidée en mer. Deux jours après avoir appris sa mort. »
Merde. Je ne vois pas trop ce qu’il y a à rajouter. Je griffonne encore un peu sur mon carnet, je le passe à Cammy, il lit en silence. Je lui demande s’il a pris des photos de sa tombe, il relève le nez de sa lecture : « Ouais, mais c’est strictement perso, pas question de s’en servir pour illustrer ton papier et mettre ça sur le blog ». Ok. Il accepte tout de même que j’en parle dans ma chronique. Il a fini de lire, il me fait comme ça : « C’est bizarre, c’est un peu comme dans le nouveau roman : le livre dans le livre, le miroir dans le miroir ». Je lui reprends le carnet, je corrige, j’ajoute ça pour la fin.
Cammy est d’accord pour qu’on utilise la photo de sa tasse de café au fond de laquelle sont ses souvenirs, il me la montre. Ça me rappelle un petit lac noir au milieu du vert sur le Plateau de Kontum, sous le bruit de rotors des hélicos.