14. Toucher la chose

Sur la route qui nous éloigne de Mobile, je demande à Cammy de me parler de Stendhal. Cammy a surtout lu ses écrits intimes, son Journal, ses récits de voyages en France. C’est un aspect de l’écrivain que je ne connais pas du tout. Ce Stendhal, Henri Beyle de son vrai nom m’apprend Cammy, était un sacré queutard. Il a eu des aventures avec des femmes partout où il se trouvait, et il s’étend là-dessus à longueur de pages, dans des petites notes codées : certains passages sont en « lingua franca », un sabir d’espagnol, d’italien, de portugais, d’arabe, qu’à l’époque de Stendhal on parlait dans les ports, les basfonds, et qu’utilisaient les marins, les soldats de l’armée napoléonienne, les pirates barbaresques et les bagnards, comme une sorte d’esperanto pour se comprendre entre eux. Cammy m’explique que ça remonte à loin, que déjà un écrivain anglais du XVIIe siècle, Samuel Pepys, se servait de ce slang dans son Journal, pour que sa femme, pour le cas où elle mettrait la main dessus, ne comprenne pas toutes ses histoires de baise avec les servantes, ou bien des copines à elle, ou les femmes de ses connaissances à lui, surtout les officiers de la Navy qu’il commandait. Typiquement une langue de soudards, en somme.

Je demande à Cammy de me donner des exemples. C’est simple : Stendhal ou Pepys troussent une demoiselle, et ils écrivent : « Elle m’a laissé lui tocar la cosa », toucher la chose. Ou bien, s’ils sont parvenus à aller jusqu’au bout de l’affaire, ils disent « besar » pour désigner l’acte, parlent du « culo » de la belle, ou de ses « tetas », etc. Bon, c’est assez transparent quand même, je fais remarquer à Cammy. Il reconnait que oui, et d’ailleurs, Pepys raconte dans son Journal que ça lui cause pas mal d’ennuis avec sa femme, qui découvre son journal à plusieurs reprises, qui traduit tout, renvoie illico la domestique et passe un savon à son mari. Mais c’est assez étrange : en général, la femme de Pepys embauche aussitôt une autre soubrette. Et surtout, elle associe son époux aux entretiens de recrutement, et évidemment c’est toujours la plus jeune et la plus jolie qui est choisie, qui commence dès le lendemain à frotter les sols à quatre pattes en ondulant du cul, et vas-y que ça recommence, et que lui décrit encore ça par le menu dans son Journal, et que sa femme tombe la dessus à nouveau et pique une putain de crise, et que la mignonne est virée. En général elle pleure, mais ça ne sert à rien. Et ainsi de suite, ça ne s’arrête jamais, comme la roue karmique. Les aventures de Tony Soprano trompant Carmela, sautant sur tout ce qui a un jupon, à côté c’est de la petite bière.

Au bout d’un moment, je n’écoute plus Cammy, je pars dans mes rêveries. Je me dis que la vie tout entière est peut être faite ainsi : on récidive toujours dans les mêmes frasques, on ne change jamais, on est comme un aveugle qui aurait perdu sa canne, et qui doit toujours trébucher aux mêmes endroits, puis se relever, et ça repart. Mais peut-être au fond que ça n’a pas d’importance ? Qu’est-ce qui est important, alors ? Je m’explique auprès du français, je lui pose la question. Il se creuse la cervelle. Il me répond : « Je ne sais pas trop. Peut-être faire et refaire les mêmes choses, mais avec style. Oui voilà : gagner en style, maitriser peu à peu les règles de l’art, même dans la répétition de l’échec ». « Un peu comme le menuisier ou le charpentier, qui passe du temps à polir sa planche, qui y revient tout le temps ? », je dis. Cammy est d’accord.

Je me demande ce que j’irai faire à Thibodaux, pourquoi je retourne à ça, ce que je répète dans ce voyage vers mon passé. Mais si je pouvais y gagner un peu de style, comme dit Cammy, une sorte d’esthétique à défaut d’une éthique, ça ne serait déjà pas si mal. Ça me ramène à nouveau brutalement vers le Plateau de Kontum, ce village moï et son lac noir dont je me suis souvenu à cause de Cammy, et là, je me dis que c’est peut-être autre chose, qu’il me faudra bien affronter ça un jour ou l’autre au lieu de me cacher dans les livres, comme je l’ai fait avec L’Hospitalité des voleurs, à la façon de Pessoa et ses hétéronymes. Je ne sais pas si je pourrai en parler au frenchie, s’il pourra comprendre. Et surtout, si j’en aurai le courage. Mais c’est peut-être une occasion, si je sens qu’on parle une langue commune.

 

Photo @Liam

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