15. Des pièces

Il y a toujours deux sortes de clients dans les bars de nuit. Les habitués, ceux qui ont leur place au comptoir, leur bouteille et leur verre, un prénom, et à qui souvent le barman consent une ardoise bien que la maison affiche qu’elle ne fait pas crédit ; et puis les autres, les naufragés. Dans ce rade de bord de route sur la 90, Cammy et moi faisons partie de la seconde catégorie, avec ce voyageur de commerce au bout du zinc dans son costume fripé, et qui boit des martinis depuis le début de la soirée sans parler à personne, et cette femme mince et blonde, un bateau démâté, qui danse toute seule devant le jukebox en tenant haut sa coupe de champagne, comme un flambeau. Encore belle et désirable dans sa quarantaine avancée, mais que l’on sent s’agripper de façon un peu désespérée à sa fraicheur qui s’échappe de son visage au fur et à mesure que se rapproche minuit, ce moment fatal où tout va basculer d’un seul coup dans un lendemain qui sera le même qu’aujourd’hui, sauf qu’elle saura qu’elle a vieilli d’un jour.

On a échoué là, ç’aurait pu être ailleurs. On fume, on boit. Notre logis c’est la route, nous ne sommes pas d’ici, et peut-être qu’on est de nulle part, qu’on est des orphelins. On a tout le temps à force de le perdre. On le meuble, on le gâche. On le sent se creuser, comme une galerie de mine désaffectée qui menacerait de se rouvrir sous nos pieds. On pourrait y tomber, mais les clopes, l’alcool, nous tiennent. Du coup, c’est l’heure blanche de la parlotte. On cause de tout, de rien, de ce qui importe aussi, et qu’on garderait pour soi hors ce lieu hors du lieu, du temps. Une parenthèse dans nos vies, c’est presque une oasis. Cammy m’écoute lui dire que je ne suis pas satisfait de mes chroniques, que ça part dans tous les sens. Je voudrais trouver un ton, une voix, mais ça se disperse et ça me fuit, ça me file entre les doigts. C’est comme une mayonnaise qui ne prendrait pas, vous tournez dans un sens, vous vous fatiguez le poignet à la monter, vous vous mettez à douter et vous battez les jaunes dans l’autre sens. Mais justement il ne fallait pas, vous êtes en train de foirer l’affaire, ça n’est plus qu’une omelette. J’expose cette analogie au français, il ricane : « Omelette, Homeless ». On a vraiment trop bu.

Cammy me dit que c’est peut-être la route : d’avancer comme ça en pointillés, d’un endroit à un autre, de repartir puis de s’arrêter, sans autre but apparent que cette espèce de bégaiement. Non, non, je suis sûr que c’est autre chose, mec, que ça ne justifie rien, que ça devrait se passer différemment. Cammy me demande en quoi c’est grave. Je dois reconnaitre que ça ne l’est pas, que peut-être que je devrais laisser pisser. Il pose encore un petit jalon : « Peut-être bien qu’il te faut laisser les choses en l’état, laisser tout ça en pièces, sans te soucier d’un plan ou d’un but, d’une unité ». Oui c’est ça, je lui réponds, c’est quelque chose dans le genre, ça se cherche dans les écarts, les ruptures. Je le vois partir en arrière sur son tabouret sous l’effet du Wild Turkey, puis retrouver, digne et impavide, son centre de gravité. « Ça se cherche », il acquiesce, songeur, en mirant son verre de bourbon à la lumière des lampes.

Dans le bar, il n’y a plus que nous, sauf le barman qui essuie des verres, puis cette femme blonde, qui ralentit sa danse alors que la musique s’est tue. Je demande à Cammy s’il a des pièces. Pour remettre dans le jukebox, la voir danser encore. Il fouille dans ses poches. Je crois qu’on en tient une sévère, que tout à l’heure, comme dit Cammy en français, on aura mal aux cheveux.

 

Photographie @Feyrain

1 Comment

  • Renaud Répondre

    « On a échoué là, ç’aurait pu être ailleurs. On fume, on boit. Notre logis c’est la route, nous ne sommes pas d’ici, et peut-être qu’on est de nulle part, qu’on est des orphelins. On a tout le temps à force de le perdre. »….On ne perd pas son temps à lire ça en tout cas…

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