16. En cherchant un « car wash »

La chaleur est caniculaire. Comme un boa paresseux, la 90 digère nos corps en Alabama et recrache nos os en Louisiane. Le pickup est vraiment très sale. A un moment donné, on a quitté la route parce qu’on cherche un Car Wash dont on a repéré la position sur le GPS, et on se perd. Des maisons délabrées, des entrepôts où l’on n’entrepose plus rien, des façades aux ouvertures crevées. Cammy a une théorie : la pauvreté est ici plus digne qu’en Europe, parce que le travail manuel, le travail dur, le trimard qui vous bousille les mains ou les poumons et vous vieillit avant l’heure, sera toujours plus respecté chez nous qu’en France ou en Allemagne. On roule, la clim poussée à fond, dans une sorte de no man’s land, une zone. Il me désigne des terrassiers qui étalent des rustines de bitume sous le cagnard, il me dit : « Tu vois, le gars qui ratisse les gravillons ? Sa façon de tenir son outil ? Aussi fier qu’un chevalier du Moyen-Âge, fier du travail qu’il accomplit ». Je lui réponds que des jobs de prolo, j’en ai fait : j’ai été laveur de carreaux,  concierge un temps, j’ai bossé dans des conserveries de poissons. La pêche à la crevette. Mais je ne me suis jamais pris pour Lancelot du Lac.  Ma lavette, mon balai, mon couteau à écailler, ça n’avait rien à voir avec une lance de tournoi, et Guenièvre se bouchait le nez sur mon passage. Ceci dit, le frenchie a raison en un sens : celui qui trime dur, n’importe où dans le pays, il impose le respect.

Mais je ne sais pas si en France on circule aussi longtemps dans ces suburbs interminables où la misère semble avoir tout envahi comme une lèpre, si bien que les herbes folles elles-mêmes, la lumière poussiéreuse, et jusqu’à la couleur du ciel au-dessus des rues, en sont contaminées. On arrive après la catastrophe, on pourrait être dans Walking Dead, avec ses zombies déguenillés qui surgissent des taudis pour soudain se jeter sur les portières de la guinde. Je dis à Cammy que si l’on s’arrêtait, si on se mettait à parler avec les gens du coin, rien qu’à les entendre causer on saurait qu’on est au pays de la dèche, et pas dans celui du Magicien d’Oz.

Nous, on est de passage, on cherche juste à laver le pickup. On tourne dans un faubourg de mauvaises ruines jonchées de papiers gras. Le GPS ne nous est d’aucun secours, tout ici change très vite. On va pour renoncer, reprendre la route, quand on repère le Car Wash : rutilant, avec, devant les grosses brosses en rouleaux dégorgeant de flotte et de savon, la queue des véhicules. Pas des épaves : des modèles récents. On prend notre place dans la file, on respire, vitres ouvertes, la fraicheur incongrue, l’odeur propre de la mousse. Je demande à Cammy : « Tu y comprends quelque chose, toi ? ». Il me fait signe que non. Je lui réponds qu’il n’y a rien à comprendre, qu’on est en Amérique.

 

Photo @Saird

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