17. En attendant notre tour

Faudrait quand même songer à prendre du bon temps : se vider les burnes, ou au moins recevoir un peu de tendresse. Cammy n’est pas contre. Je téléphone à Mendes, un vieux pote routier qui a roulé sa bosse dans tous les Etats du Sud. Il se marre, me demande notre position. Il me rappelle une heure plus tard, m’indique une adresse, un itinéraire. Il ajoute qu’il a envoyé un SMS à la taulière, qu’on est attendus, qu’on aura qu’à se recommander de sa personne, du syndicat des truckers. Puis il nous souhaite une bonne bourre. On quitte la 90, on s’enfonce dans la cambrousse durant une trentaine de miles, on arrive à un lieudit : « Bentley ». Rien à voir avec les limousines anglaises de luxe : ici, il n’y a que de la poussière, une station-service, et un alignement de trucks sur le parking devant le claque, un immense hangar à un étage. En bas, un café-restaurant, ou plutôt une cantine.

On pousse la porte, la taule est bondée. On ne s’entend plus parler. Les odeurs de café, de bouffe, de tabac, de sueur mâle. Une grande affiche placardée : « Truckers do not drink ». Ah ouais ? Pourtant, presque tout le monde est à la bière. On avise la patronne à sa caisse, « Peggy Sue » m’a rencardé Mendes. On se présente, je dis le nom de Mendes. Peggy Sue me demande gentiment de ses nouvelles. Il est retraité depuis deux ans, il vit dans le Nevada. L’été dernier, elle a reçu de lui une carte postale du Grand Canyon, qu’elle me montre punaisée au mur au milieu des autres. Puis que dalle. Des nouvelles fraiches, je n’en ai pas, mais je réponds qu’il va bien, qu’il est toujours le même. Ce vieux Mendes. Je crois qu’elle s’en tamponne, mais elle fait mine de s’intéresser, elle minaude, ça pourrait presque passer pour une forme de distinction si n’était son rimmel, qui coule et qui ravine son fond de teint aussi ocre que les alentours de la boite. On paye pour la passe, Peggy Sue nous rend la monnaie sur nos billets de 50 en nous tendant à chacun une capote. Plus, aussi dingue que ça paraisse, un ticket avec un numéro, comme à la boucherie. On boit des Corona, on attend en grignotant des noix de cajou que nos numéros s’allument sur un écran au-dessus du bar. De gros routiers rougeauds à casquette sortent de la taule en se rebraguettant, des filles descendent les escaliers, remontent, ça ne cesse d’aller et venir. Tout ça dans le brouhaha des voix trop fortes des clients, chacun gueule pour se faire entendre, son ticket en main. On se croirait à la bourse, ou sur un marché de poissons à la criée. Le seul bruit vraiment distinct, c’est celui, de temps à autre et venu de l’extérieur, de la corne de brume d’un camion qui repart. On pourrait être dans un port, et en un sens c’est un peu ça.

Nos numéros s’allument enfin, nos filles se pointent. Pieds nus, bagues d’orteils, robes d’été. Deux cubaines enjouées d’une vingtaine de printemps, « Evita » et « Lora ». On leur offre des bières en gentlemen, elles les boivent au goulot. Elles disent que c’est leur pause de serveuses, qu’on peut leur tenir compagnie. No problemo, young ladies. On a trouvé une table, elles nous débitent leur petit speech, comme quoi elles sont étudiantes : Evita en psycho, Lora en droit. Cammy les complimente, demande les noms des facs, se renseigne sur les dates des exams. Putain, ce qu’il ne faut pas faire pour tirer son coup ! Elles sont charmantes dans leurs manières bien menteuses et futées de jeunes putes, font de leur mieux pour nous donner l’impression de lever deux gentilles étudiantes, et pas des catins de bordel à quarante dollars le cacheton. Elles en sont mêmes touchantes, jouent les effarouchées en battant joliment des cils.

La pause est terminée, les filles écrasent en chœur leurs clopes dans le cendrier, nous proposent de monter. Pour visiter leurs piaules sourient-elles, nous montrer leurs bouquins, les photos de leurs diplômes. Elles nous devancent dans l’escalier en blaguant entre elles en espagnol, on les suit. Derrière Cammy je fais, en français pour qu’elles ne comprennent pas : « C’est peut-être de vraies étudiantes ». Il me répond que ça serait chouette, que ça serait encore mieux.

 

Photographie @Bob

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