19. Linda

Notre autostoppeur s’appelle Troy, et il est bavard. Il nous raconte qu’il est vendeur dans un parc de voitures d’occasions, qu’il vit avec sa femme sur Goode Street, pas loin du cimetière, un secteur de Thibodaux que je connais bien pour y avoir autrefois loué une petite maison en bois. Ils n’ont pas d’enfants, ne peuvent pas en avoir. Troy aimerait adopter mais sa femme, Linda, dit qu’elle ne voudrait pas d’un bébé qui ne serait pas sorti de son ventre. Linda est mannequin, nous dit Troy, c’est une très belle femme. « Oh, précise-t-il, pas pour des couvertures de grands magazines, mais tout de même : des catalogues de fringues par correspondance, des publicités pour des pneus ou des articles de sport, ce genre de photos qui fait vendre le produit ». Il nous propose de nous offrir une bière si on le dépose, nous dit que ça fera plaisir à Linda d’avoir un peu de visite. Je regarde Cammy du coin de l’œil, il hausse les épaules, répond en se tournant vers Troy sur la banquette arrière : « Pourquoi pas ? ».

Troy tourne la clé dans la serrure de la porte d’entrée, ouvre, on le suit à l’intérieur  tandis qu’il appelle : « Chérie ! C’est moi, je suis de retour. On a des invités mon bébé ». Mais personne ne répond. Cammy me dit à voix basse : « Y a quelque chose de bizarre ». On avance dans un couloir, Troy ouvre des portes en enfilade : « Linda ? Tu es là bébé ? ». Mais je ne peux voir que son dos à lui, un putain de dos de quaterback qui me masque ce qu’il y a de l’autre côté. Puis je l’entends dire : « Ah, t’es là mon amour ? Pourquoi que tu ne répondais pas ? ». On entre dans un salon meublé comme chez des vieux — canapés et fauteuils à franges, vitrines à bibelots, napperons au crochet — et Troy va jusqu’au mannequin qui est assise, ses longues jambes croisées haut, dans le canapé qui fait face à la TV qui passe un jeu de Quizz, mais sans le son. Il se penche sur elle et lui dépose un baiser sur le front, et c’est là que je me rends compte que ça n’est pas une femme vivante, mais un mannequin de plastique comme on en voit dans les grands magasins. Derrière moi, la voix de Cammy qui lâche en français : « Merde, je savais bien qu’il y avait quelque chose ». Troy fait les présentations : « Chérie, Truxton et Cammy ». Et à nous : « Linda, ma femme ».

Il s’éclipse pour aller chercher les bières, on reste là avec Linda. On attend, Cammy me fait tout bas : « On devrait partir d’ici, s’échapper pendant qu’il est dans la cuisine ». Mais déjà Troy revient avec les bières dans ses mains énormes comme des battoirs. Il ouvre les canettes, en pose une sur la table basse devant Linda, nous donne les nôtres, s’installe à côté d’elle, et commence à boire la sienne. Il nous demande, un bras posé sur son épaule à elle : « Alors ? Elle n’est pas belle, ma femme ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? ». On supporte ça durant un quart d’heure, peut-être plus, c’est très long. On le remercie, on prend congé.

De retour dans la voiture, je ne démarre pas tout de suite. Je demande à Cammy :

« Pourquoi tu as dit qu’il y avait quelque chose de bizarre, dès qu’on est entré ?

— Il a ouvert la porte qui était fermée à clé. Puis ce mec qui vend des voitures toute la journée et qu’on ramasse en stop, ça ne colle pas.

— Ok, ça d’accord. Mais regarde : sa femme aurait pu être sortie, pour aller faire les courses ou sa séance de kiné, ou je ne sais trop quoi.

— Non : il l’a appelée dès qu’il est entré, il savait qu’elle était là.

— Elle pourrait s’enfermer à clé si elle a peur des cambriolages, ou de se faire violer par un intrus.

— Qui songerait à la violer ?

— Violer qui ? De qui tu parles là, Cammy ? »

Cammy me fixe un moment, il me répond « Démarre ». Puis, les yeux rivés sur la route tandis que je mets le contact : « Cette chose ».

 

 

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