20. Ce qui nous regarde

S’il me fallait décrire Thibodaux en trois mots, je dirais que c’est primo une ville plate, secundo où il fait chaud, et tertio où il n’y a rien à voir. Une fois que vous avez vu l’hôtel de ville, le tribunal, l’auditorium, et les châteaux d’eau qui sont les seuls édifices publics un peu élevés au-dessus des toits, vous pourrez remonter dans votre voiture — vous serez en nage, alors —, faire et refaire dans tous les sens tous les trajets possibles dans cette mosaïque bien ordonnée de lotissements, et c’est marre, puisque ça n’est pas le genre de ville où l’on flâne. Cammy s’étonne que l’on trouve une Université dans ce bourg de moins de 15.000 âmes. Heureusement encore qu’on a ce petit campus pour donner un peu de vie, sans quoi, vous n’avez plus qu’à chercher la fraicheur de la climatisation dans l’une de ces maisons en bois qui se ressemblent toutes, et y descendre votre pack de bières, en laissant votre esprit se vider en même temps que les bouteilles.

Il y a quatre châteaux d’eau à Thibodaux. J’éprouve un petit choc en montrant à Cammy celui sur Canal Boulevard, au pied duquel j’ai vécu six mois dans l’une de ces maisons aux façades bleues qu’on voit sur la photo prise par le français. C’était mes premiers temps ici, après quoi j’ai emménagé au sud de la ville sur Plater Drive, un secteur un peu plus chic. Et je me souviens qu’à chaque fois que je levais la tête vers cette sorte de grosse marmite, le matin quand je sortais de chez moi et le soir quand je revenais du campus, je sentais que ça me regardait. Je ne sais pas ce qui me regardait depuis là-haut, et rien dans cette construction ne m’a jamais fait penser à un œil. Mais ça me regardait, et sans ciller.

A des décennies de distance, et là encore sur cette photo que me montre Cammy sur l’écran de l’appareil, ça continue de me regarder. Je lui en parle, il me cite le titre de ce livre d’un historien de l’art français, Georges Didi-Huberman, qui a travaillé sur l’art contemporain, sur des peintres, des sculpteurs, des photographes, des vidéastes, des réalisateurs de cinéma comme Jean-Luc Godard, ou bien Samuel Fuller — son film tourné quand il était en Europe, à la fin de la seconde guerre mondiale, un jeune militaire américain découvrant les camps de la mort. Le livre s’intitule Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Cammy l’a lu il y a des années, et il n’est pas sûr d’avoir tout compris, ni de pouvoir m’expliquer correctement de quoi il y est question. Il me résume la pensée de Didi-Huberman dans cette idée que ce qui nous regarde, c’est toujours quelque chose de mort. Un paradoxe : quelque chose de mort qui ne serait pas mort, si toutefois c’est pensable. « Un fantôme ? », je demande. « Si tu veux », répond Cammy. « Le livre parle de fantômes en effet, de la survivance du passé qui ne passe pas, de la mort qui n’est pas morte ».

La nuit, dans la maison bleue, il m’arrivait d’être réveillé par des coups frappés dans la coque du château d’eau, des bruits métalliques comme si là-dedans quelqu’un donnait des coups de marteau. Ou bien si je cauchemardais ? A l’époque, j’avais une relation avec une voisine, une femme divorcée un peu plus âgée que moi. Je dormais chez elle, ou bien elle chez moi. Elle disait ne rien entendre, que c’était mon imagination. « Rendors-toi », et elle me caressait la tête contre son sein. Je m’étais renseigné auprès de la Société des Eaux. On m’avait dit que ces vieux châteaux d’eau en ferraille peuvent faire du bruit : c’est l’eau qui circule à l’intérieur, et qui charrie de gros blocs de calcaire venus des tuyauteries. Mais je crois, moi, que ces blocs venus de loin ne sont peut-être pas faits que de calcaire : blocs du passé qui ne passe pas, qui cristallise et s’amasse. Je demande à Cammy s’il pense que le passé passe, qu’il est passé. Il me répond que non, que le passé n’est qu’une illusion de la mémoire : seul le présent passe, en même temps qu’il persiste. Il me désigne la grosse capsule orange, les lettres « Thibodaux » peintes sur le métal : « Le château d’eau n’est pas passé, n’aura jamais été une chose du passé : il a juste continué à durer dans le présent. Il ne peut pas être ailleurs, et c’est tout ».

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