21. En famille

Blog Truxton Orcutt - chronique 21

L’Université est une grande famille, et comme dans toutes les familles, il y règne la jalousie, l’envie, la rancune, les vieilles haines rancies, et même le meurtre. Les coups de poignard dans le dos, le poison dans votre tasse à la cafète. Un panier de crabes aux pinces coupantes, demandez donc à n’importe quel enseignant-chercheur, où qu’il se trouve dans le monde. J’en sais quelque chose, j’en ai gardé de belles cicatrices. Raison pourquoi, il y a bientôt quinze ans — c’était fin 2003 — j’ai déserté ce champ de bataille jonché de cadavres pour me consacrer à l’écriture, et à mes alligators — des agneaux à côté de mes collègues. Mais Pete Rafferty et Martha Nüssbaum ne sont pas comme ça. C’est Pete qui au début des années 90 m’a tuyauté pour ce poste. Je faisais tout autre chose alors, j’étais guide de pêche dans les Keys, et Pete était venu plusieurs fois à Key West pour la pêche au tarpon, on avait sympathisé. La Nicholls State University cherchait pour la rentrée 92 un prof de littérature comparée : allez dénicher ça pour Thibodaux, Louisiane. C’est comme ça que j’ai débarqué.

Pete et Martha n’ont plus qu’une paire d’années à faire avant la retraite, lui en socio, elle en active writing. On passe les voir avec Cammy, ils sont vraiment heureux de me retrouver. Martha me serre contre elle, me dit que je n’ai pas changé. Tu parles ! Mais elle, en revanche, est restée la même, la vieille militante féministe des années 70, toujours aussi passionnée. Chez eux, il y a des livres partout dans leur grande maison, sauf dans le garage où sont leurs deux voitures, mais aussi le matériel de ce dingue de pêche qu’est Pete, qui nous dit qu’il faudrait qu’on taquine un peu le poisson dans les jours qui viennent, même si ça n’est que dans des petits bras du Bayou Lafourche. Cammy est partant, ça pourrait donner de bonnes photos. On reste pour le repas du soir, et Martha nous dit qu’elle nous garde pour la nuit, plus si on veut, il sera bien temps, demain ou plus tard, d’aviser pour un hôtel. Ça n’est pas de refus, on se sent bien chez eux, et Martha, qui est de la New-Orleans, est une fine cuisinière. « La bonne vieille division du travail entre les sexes », se marre-t-elle tandis que Pete allume le barbecue dans leur jardin, en shorts amples et en tongs, son verre de bourbon à la main.

Tard dans la soirée, Martha est occupée dans leur bureau à taper un article, Cammy s’est retiré dans sa chambre pour retoucher ses photos, et avec Pete on reste sous l’auvent à fumer un cigare en évoquant le passé. Il me raconte ses pêches. C’est un vétéran du Nam, comme moi, lui a fait sa guerre sur le Delta, dans la Navy des eaux brunes, celle qu’a montré Coppola dans Apocalypse Now. C’est là que Pete a chopé le virus de la pêche, aussi fou que ça puisse paraitre. Ou peut-être n’a-t-il pêché ensuite que pour ne pas oublier le Nam. Durant ses permissions, au lieu d’aller aux putes à Da Nang avec les autres, il pêchait le silure sur une petite barque avec des Viets. Personne ne le croit quand il le dit, même photos à l’appui, où on le voit en treillis en compagnie de ces villageois dépenaillés : ils sortent de cette eau boueuse et du noir et blanc de ces années-là des monstres de deux mètres de long, des créatures de cauchemar polluées par le mazout, le napalm et l’agent orange.

Je lui demande s’il a déjà entendu parler de Na Phong, dans les Montagnes sur le Plateau de Kontum. « C’est pas plutôt Na Phang ? », il me fait. Il connait donc ? « Na Phang, Na Phong, Na Pheng, je réponds : un village Moï sur le Plateau. Va savoir comment ça se prononce ». Pete me dit qu’il a déjà entendu parler de cet épisode, mais toujours par bribes et jamais de première main. Il sait seulement que c’est une sale affaire. Est-ce que j’y étais ? Si j’étais à Na Phong ? Plus ou moins, c’est compliqué. Pete me demande de sa voix douce et patiente de vieux prof si je veux lui en parler. Me dit que bien sûr ça restera entre nous, qu’il ne parle jamais du Nam avec Martha. Je ne sais pas trop. Faut d’abord que je trouve les mots, que je mette ça en ordre dans mon esprit. Pete savoure son cigare en silence, on écoute les grenouilles, le raffut qu’elles font derrière les arbres dans un petit étang pas loin de la maison. « Peut-être au bord de l’eau », je lui dis. « Quand on sera à la pêche ».

 

Photo @Windydear

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