22. Le sosie d’Ellroy

Photo TO-22- Le sosie d'Ellroy

Au bout de trois jours, avec Cammy on loge encore chez Pete et Martha. Martha a insisté, ils disent que ça leur fait plaisir, qu’ils apprécient ma compagnie et celle du français. Chacun vaque à ses occupations. Martha est à fond sur sa contribution à une revue féministe, un article costaud sur la littérature lesbienne. Pete passe du temps avec Cammy, lui montre des photos de ses parties de pêche dans les Keys avec moi, et d’autres guides —  Harry Snow Jr et son père, Stu Apte, Bill Curtis, Steve Huff, tous ces types experts de la pêche au tarpon, et dont parle Jim Harrison dans Just before dark.

J’écris, je travaille sur mes chroniques pour le blog de l’éditeur français. Je corresponds par mail ou sur Facebook avec Jérôme, mon traducteur. Je réponds à ses questions sur des points de détail, on discute du lien entre mes textes et les photos de Cammy. Jérôme me dit qu’il en chie, comme à l’époque de L’Hospitalité, pour traduire ma prose, la rendre suffisamment fluide pour le lecteur français.

Un soir, il m’envoie une photo de lui pour la promo de son drôle de bouquin, Vingt Leçons de philosophie par le meurtre. C’est carrément trash. Parlez d’un humour ! Mais bon, ça fait marrer Cammy, avec Jérôme ils se connaissent depuis des lustres. Comme Martha passe par là, elle se penche sur mon épaule pour zyeuter l’écran de ma tablette : « Tiens ! C’est James Ellroy ! Ce vieil enculé fait encore dans la provoc ». On a beau lui expliquer que ça n’est pas Ellroy, mais « Delclos » mon traducteur en France, elle refuse de nous croire : « Arrêtez de me faire marcher : c’est James Ellroy, sa petite moustache en balai de chiotte. Il adore montrer sa gueule ».

Je réalise que depuis que nous sommes sur la route avec Cammy, nous ne cessons de déambuler entre mes textes, ses photos, et le paysage que nous visons au travers de cet autre écran qu’est le parebrise du pickup. Il y a aussi les photos de pêche de Pete dont je sais que si un soir on boit plus que de raison, il va finir par nous sortir les autres, celles du Delta du Mékong, et se mettre à chialer en retrouvant  les visages de ses copains morts. Et au fond, je me dis que plus je vieillis, plus le réel se double de sa copie, dans des livres, dans mes textes, dans des photos ou des films. Et si ça se trouve, je passe mon temps à me faire mon cinéma, je ne vis plus vraiment. C’est le malheur d’être un intellectuel, et simplement celui de l’époque, dans un monde où tous nos besoins peuvent être satisfaits sur le champ. Le fait de n’avoir jamais faim, jamais vraiment froid si vous vivez dans les Etats du Sud, et d’être relativement en bonne santé : on en oublie son corps, on n’est jamais blessé. La baise ? Je m’en passe de mieux en mieux. Et comme je ne fais pas de sport, je n’ai pas l’occasion de souffrir.

Ouais, je dirais que le réel s’écoule paisiblement et sans aspérités, sans jamais faire mal, comme dans un livre. Thoreau parle quelque part d’un « désespoir tranquille », Stanley Cavell a glosé là-dessus. Encore mes foutus références livresques, j’ai mes quartiers à demeure dans la bibliothèque. Ok, mais sauf pour Da Phong. Je ne sais pas pourquoi ça me travaille autant, et pourquoi maintenant, à plus d’un demi-siècle de distance. Pourquoi ces derniers temps ça se plante sans prévenir comme une écharde dans ma chair. Comme la putain de lance entre les côtes du Christ. Faudrait pas que je la retire. Plutôt que je la laisse s’enfoncer, et que je regarde le sang s’en écouler. J’y verrais peut-être quelque chose de moi, comme si une vieille gitane me montrait mon futur dans le marc de café.

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