24. L’oiseau

Photo Blog Truxton Orcutt 24

Tôt levés à l’aube pour cette partie de pêche. Nous nous serrons à l’avant du Range de Pete qui conduit, avec le matos à l’arrière. Pete m’a prêté des waders et l’une de ses cannes, une Scott de six pieds, avec un moulinet Redington Large arbor tout neuf. Ce putain de beau moulinet SR2 de Redington à large bobine et gros moyeu a obtenu le premier prix du Salon Efftex à Salt Lake en 2000 — dixit l’emballage — et même si ça ne date pas d’hier, ça prouve que c’est un sacré label. Pete a prévu pour ma canne une soie Lee Wulf de 4, et avec ça il m’ouvre sa boite de mouches impeccablement montées. Si bien que si je reviens bredouille, ça voudra vraiment dire que j’ai tout oublié.

Cammy préfère à la pêche la chasse photographique sur les rives, et il ne tarde pas à disparaitre à notre vue tandis qu’avec Pete on inspecte le bras d’eau sur lequel on se trouve, se montrant sans parler le petit courant faible, mouillant l’index à la salive pour sentir la brise, et cherchant les nymphes sur le bord, et au milieu les gobages que parfois on se signale du doigt. C’est vraiment ce que j’apprécie à la pêche avec quelqu’un qui est un vrai pro : nul besoin de se parler pour se comprendre.

On est dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, je retrouve progressivement la mémoire de la main. J’ai choisi une Blue Dun, fort du principe maintes fois éprouvé que la Blue Dun est l’ancre de salut du pécheur à la mouche noyée sur une eau qu’il ne connait pas. Ma Blue Dun plonge en douceur sous le poids de la vaseline, puis je remonte tranquillement, je fouette à nouveau, je recommence. Je ne sais pas avec quelle mouche pêche Pete, et quand je le lui demande il répond en souriant que c’en est une de son cru, la « Special Pete N° 5» dit-il, un truc brun et savamment ébouriffé. Pour ce que je me rappelle de ma lecture de The Way of a trout with a fly de George Edward Mackenzie Skues, ça pourrait presque être une Tup’s, si toutefois la très mythique Tup’s, que Skues prétend réaliser avec des poils de couilles de bélier, n’aura pas été surtout une blague de potache, ou un private joke que peut-être le maitre de la mouche noyée réservait aux initiés.

Puis on se tait, et je n’entends plus que le sifflement de nos soies dans l’air pur qui installe le silence. Bon, mais ça ne revient pas si facilement, j’accroche mon fil derrière moi dans des ronces, et à un moment, je perds même ma Blue Dun sur du bois mort. Je regarde faire Pete, c’est fou comme il a progressé depuis la pêche au tarpon dans les Keys, et pourtant il était déjà balaise à l’époque. Je me replie sur le bord pour monter une nouvelle mouche. Je vois Pete qui se tourne vers moi et me fait un petit signe, dans le genre « Pas grave ». Il a déjà sorti deux perches qu’il a rejetées à l’eau. Je soulève le couvercle de la glacière, je m’offre une canette de Schlitz que je dégoupille. Puis je reste là à la boire en continuant à admirer le geste de Pete, cette sorte de chorégraphie de théâtre Nô. A plusieurs reprises, un fin héron cendré nous survole, décrit des cercles descendants pour frôler l’eau, hésite, remonte, et finit par se sauver de nous en filant à ras des frondaisons qui nous font un écrin.

Ça me rappelle deux bredouilles dans le Wisconsin, avec Ray Federman avec qui j’étais venu pour un colloque sur la « Critifiction » à Madison. On avait pêché d’abord dans le Comté de Dane, un parcours en première classe qui longe la State Highway 14 entre Cross Plains et Black Earth, en amont de l’embouchure de Garfoot Creek — en pensant « truites brunes et saumons de fontaine » — puis le lendemain dans le Comté d’Iowa un parcours en seconde classe de quatre miles sur la Pecatonica River, au sud de Barnevelt. Avec Ray, on n’avait fait que des loupés, les saumons de fontaine se décrochaient, et par deux fois on s’était pris la grosse radée, avec des éclairs qui claquaient sur l’eau, et des déflagrations de tonnerre qui nous brisaient les tympans.

Voilà que ça me ramène encore au Nam, à la sourde rythmique de basse des mortiers, et je pourrais presque entendre, en fermant les yeux, le ronflement régulier des rotors de Huey au-dessus de ma tête. Et là, sur le bord de cette poche d’eau verte, je m’assoupis, je me perds en buvant ma Schlitz dans des rêveries d’eaux dormantes. Je suis là à piquer du nez quand j’entends Pete pousser un petit cri, je vois sa canne qui plie en arc presque à rompre, puis lui qui commence à fatiguer sa prise par ses relâchés et ses ferrages, et au moment où il mouline, je prends l’épuisette qui est posée près de moi, je le rejoins dans la flotte, et on sort une perche énorme. Bon sang, ce qu’elle est lourde, aussi lourde qu’un chien ou un enfant. C’est alors que je revois en un clin d’œil, comme si soudain un fin rideau de gaze se déchirait devant moi, le visage de cette jeune moï, presque une adolescente encore : ses lèvres pleines, ses sublimes prunelles noires et liquides qui ne me voyaient pas. Et je me souviens d’un coup de quelle façon, tandis que je la portais dans mes bras, elle m’était si légère, légère comme un oiseau dont ses longs cheveux mouillés de femme eussent été les ailes.

 

Photo @Andrew Bonamici

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