25. Ce qui pèse sur une tête

Photo blog Truxton Orcutt 25

Cammy est revenu sur notre coin en début d’après-midi, on mange nos sandwichs au bord de l’eau. Plus tard, il s’essaye à la pêche avec ma canne, s’en tire bien pour un débutant et sort même une perche-soleil qui fait la maille. On la relâche, on la regarde partir, tranquille, et tourner un moment au bord avant de s’éloigner et regagner le fond. On passe les heures qui suivent à redescendre le cours d’eau en aval en se relayant pour trimbaler la glacière à bières, plus pour se dégourdir les jambes que pour vraiment pêcher. De temps à autre, on fait une halte, on fume, on boit une bière, on parle de tout, de rien, avec Pete on regarde les photos de Cammy ou bien lui en train de les prendre.

On a plié notre barda entre chien et loup, et sur la route du retour, la nuit est tombée. C’est là que je leur raconte mon histoire, parce que c’est trop de pression  sur ma tête, depuis bien trop longtemps :

Je portais cette fille, Ted O’Connor en portait une autre, et Craig Davies portait la troisième. On atteint ce village aux toits de chaume, Da Phong. Tout est calme et silencieux. On avance, nous trois devant, sur une sorte de placette en boue séchée d’où les poules, et des chiens dont on voit les côtes, se barrent quand on arrive. Et soudain ça tire, d’abord un coup qui claque, puis deux, les départs de feu proviennent des baraques. Après quoi je me vois seulement armer mon M-16 un genou à terre en me protégeant vaguement derrière un billot qui doit servir à couper du bois, et je revois aussi les corps d’O’Donnell et Davies au sol, effondrés  sur les deux cadavres de leurs mortes. Puis ça tire de tous les côtés, les cris des nôtres et de ceux d’en face, je ne sais plus combien de temps ça dure. Les copains qui balancent des grenades. Au bout de tout ça, dans le silence revenu, Sal Mancuso et Harry « Dog » Baines qui incendient les baraques au lance-flammes pendant qu’on rassemble les trois survivants : un couple de vieillards, un jeune type qui bredouille un peu d’anglais, et un gosse, ou plutôt une fillette. C’est lui qui nous explique l’affaire, le canon sur la tempe. La veille, un groupe des nôtres est passée à l’aube, ils sont entrés dans les baraques, ont bu et bouffé sans se priver. Puis ils ont embarqué trois filles sous la menace de leurs armes. Ils sont repartis. Le jeune essaye de nous les décrire, on comprend que c’est des Bérets Verts. Une escouade de six. On lui demande de nous décrire leurs insignes, mais il a trop peu de vocabulaire, il dessine de la pointe d’un bâton quelque chose d’illisible sur le sol. Quand il a fini, l’un de nous que je ne veux pas nommer, même s’il y a prescription, lui tire une balle dans la tête, puis le fait aussi sur le vieux et sa femme qui sont à genoux, les mains sur la tête. La fillette pleure, il tire encore et elle tombe comme un sac.  

On n’a jamais su qui étaient ces six Bérets Verts. On avait perdu trois des nôtres dans le carnage, ce poissard d’O’Connor qui arrivait  à la quille, Craig Davies qui était là depuis moins de trois mois, et le Sergent Frank Weinberg qui commandait notre unité, qui du coup passait de dix-huit à quinze hommes. Dans ce village, on s’est fait jurer de garder le secret, on a bricolé ensemble une histoire crédible, on a effacé nos traces.  On a cherché longtemps, dans les montagnes, cette sorte de légion fantôme aux gueules peintes à la graisse verte dont nous n’avons plus jamais entendu parler. Ça s’est passé comme ça.

On est arrivés devant chez Pete et Martha, Pete attend avant d’appuyer sur le bip d’ouverture de la porte du garage. On attend là dans le noir. Pete actionne le plafonnier, qui l’éclaire tandis qu’il me demande : « Mais toi ? Tu en retiens quoi, de ce merdier ? ». Je n’ai pas besoin de réfléchir longtemps : « Tu veux que je te dise ? ». Pete acquiesce de la tête : « Ouais, ça m’intéresse ».  Je m’entends dire un peu trop fort : « La fille que je portais, sa cage thoracique et son visage enfoncés quand je l’ai retournée sur le dos à la fin de tout ça : je pense que dans la panique, j’ai dû la piétiner. »

J’ajoute : « Et tu sais quoi ? ». Pete actionne l’ouverture de la porte du garage, le Range avance doucement dans la lumière. Il me fait : « Je crois bien, oui : tu ne t’étais rendu compte de rien, c’est comme si ça ne s’était jamais produit. »  Il gare le Range, il éteint le contact : « Comme si tu l’avais rêvé.»

 

Photo @Friskypics

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