Une nuit à l’opéra

« Cendy, on veut de la poésie, pas de la polémique ! Tu te rends compte à quel point tes derniers billets sont politiques ! Qu’est-ce que ça à faire dans le blog d’une maison d’édition ? Dis, tu m’écoutes ? Attends, je reviens… »

Et Madame la Présidente de porter son smartphone à l’oreille, de se lever pour prendre un appel entrant, en m’enjoignant d’un geste doux de rester à ma place. C’était ce matin même, dans la petite salle de réunion de La Cordée, et j’en prenais pour mon grade. Assis autour de l’étroite table, avec moi, Pierre Legris et Evariste Ducasse regardaient le plafond d’un air absent.

« Sérieusement, messieurs, vous trouvez mes billets politiques ? »

Mes deux collègues levèrent les sourcils en se grattant le menton.

« Oui, un peu, avança Pierre… Le billet Brexit, encore, cela avait un côté amusant ― bien qu’entre nous tu me caricatures, je ne suis pas ce gaulliste que tu décris… J’ai été républicain, certes, à une époque où le mot Républicain voulait encore dire quelque chose, mais gaulliste, non…

― Quant à moi : merci pour le “Camarade du métal” ! On voit à quel point tu dénigres l’activisme social… Bon personnellement, le billet Fuck the context m’a fait rire, mais je ne suis pas très représentatif : je suis partisan d’une poésie engagée, ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde… », fit Evariste en portant son regard sur Madame la Présidente qui terminait son appel téléphonique et revenait parmi nous.

« De la poésie, Cendy ! Je ne vois pas de poésie dans tes billets, reprit notre rousse reine en se rasseyant. Je sais que ta plume est incisive et quelque peu masculine, mais j’espérais… J’espérais quelque chose de plus… de plus tendre, de plus léger, de plus printanier, de plus… Attends, je reviens… »

Et Madame la Présidente d’accepter un autre appel entrant, de se lever et de quitter la salle.

« Contemplatif. Esthétique. Artistique… Je crois que ce sont les mots que notre Présidente cherchait », avança Pierre dans ce que je pris pour un reproche…

« Je ne suis pas d’accord, commença Evariste. La poésie n’est pas soumise à une forme prédéfinie. Elle n’est pas là pour faire joli, pour faire rêver, ou pour donner du plaisir… La fonction essentielle du poète est de vivifier la langue, de la faire évoluer, de mettre le langage d’un peuple en adéquation avec le réel, de manière à faire émerger au sein d’une culture la conscience et le sens de son identité…

― Je ne dis pas le contraire, s’irrita Pierre, d’ailleurs c’est un peu ce qu’écrit T.S. Eliot dans son article fameux “The social function of poetry”, cependant…

― Pour le lunch, vous prenez quoi ? demanda soudain Madame la Présidente en passant une tête dans l’entrebâillure de la porte. J’ai le traiteur au téléphone. Sushi pour tout le monde, ça vous va ?

― Et un Tamago ! coupa Pierre.

― Deux ! ajoutai-je.

― T.S. Eliot, pouffa Evariste, un admirateur de Maurras et de Mussolini… Et pourquoi pas ce nazi d’Ezra Pound tant que tu y es ?

― Ezra Pound n’était pas nazi, fit Pierre en haussant les épaules, il a juste souffert de sénilité précoce…

― Dites, vous prenez quoi ? insista Madame. Dudu, tu ne m’as pas répondu ?

― Va pour des sushis, et un Tamago ! lança Evariste.

― Deux ! cria Pierre.

― Trois ! ajoutai-je.

― Eliot fut étudiant du charlatan Gurdjieff, remarqua Evariste, et Pound était lié, par Yeats, à la Golden Dawn. Le début du XXième siècle devait être bien confus pour que tous ces brillants poètes s’y perdent…

― Péchés de jeunesse, tout simplement, corrigea Pierre.

― Entre leur jeunesse “pècheresse” et leur sénilité “précoce”, on se demande bien quand ils ont pu trouver le temps d’écrire, railla Evariste.

― Cendy, il faut vraiment que tu te reprennes », continua Madame la Présidente en reprenant sa place, sans se soucier de la discussion clivée de Pierre et d’Evariste. « Quel est le sujet de ton prochain billet ? »

Un frappement à la porte fut tel un gong qui me sauva. Eileen, notre souriante et sympathique “Couteau Suisse”, devançait deux femmes en bleu de travail.

« Coucou les amis, désolé, mais comme prévu, on doit remplacer la table. »

Nous imitâmes Madame la Présidente qui se leva et, tandis que le duo de manutentionnaires retournait la table pour la dévisser, avant de s’attaquer au montage des pièces détachées qui la remplaceraient, j’observais notre Zora porter une nouvelle fois son smartphone à ses oreilles. Elle faisait les cent pas dans la petite pièce en riant tandis que Pierre et Evariste profitaient de ce temps mort pour raidir leur voix.

― Tu ne peux pas juger de l’œuvre d’un artiste à l’aune de sa couleur politique ! grondait Pierre. L’œuvre d’Eliot est profonde, et les Cantos de Pound sont inimitables…

― Des bourgeois décadents ! criait Evariste.

― Eileen, excuse-moi, il y a ce monsieur pour la clim’, fit une tête blonde derrière la porte.

― Ah oui, bien sûr, entrez, entrez.

― Et, je crois, insista la blonde, qu’il y a aussi là une dame qui attend, une prestation de service pour Æthalidès.

― Ah oui », s’exclama Madame la Présidente, en faisant signe à la dame entre deux âges, chargée d’un lourd sac, d’entrer et de nous rejoindre. « Xavière, je te laisse, s’esclaffa-t-elle, j’ai ma manucure qui est là. »

Je me recroquevillai dans un recoin. Nous étions maintenant neuf adultes dans un bureau prévu pour trois, tous affairés et gesticulant. Pierre, en particulier, d’habitude si calme et si cordial, vociférait en levant un bras indigné vers Evariste :

« Des bourgeois décadents ? N’importe quoi ! Ecoutez cela Monsieur Evariste Ducasse, et rappelez-vous, rappelez-vous cette mélancolie de The Waste Land ! :

« April is the cruelest month, breeding

« Lilacs out of the dead land, mixing

« Memory and desire, stirring

« Dull roots with spring rain. »

Pierre Legris déclamait ces vers au milieu des meubles que l’on pousse et des êtres qui s’entrechoquent, comme si l’espace réduit dans lequel nous nous trouvions avait été la scène d’un théâtre.

Et contre toute attente, le duo de manutentionnaires, agenouillé sous la nouvelle table qu’il terminait de visser, reprit la suite du poème en levant les yeux au ciel.

« Winter kept us warm, covering

« Earth in forgetful snow, feeding

« A little life with dried tubers.

Summer surprised us, coming over the Starnbergersee / with a shower of rain, poursuivit le chauffagiste comme s’il répondait aux deux femmes…

We stopped in the colonnade », ponctua la manucure, les yeux rivés sur les menottes de Madame.

Evariste me jeta un œil las, il s’apprêtait à héler Pierre Legris mais se ravisa en apercevant l’arrivée du technicien de l’IT.

« And went on in sunlight, into the Hofgarten,/ and drank coffee, and talked for an hour, clama l’ingénieur-réseau venu résoudre notre problème de wifi.

― C’est mon imagination où on est de plus en plus nombreux dans ce bureau ? » me demanda Madame la Présidente au détour d’une nouvelle révolution, entreprise à la suite d’un énième appel.

« And when we were children, staying at the arch-duke’s, / my cousin’s, he took me out on a sled, nous informa une free-lance de la Cordée, entrant dans le bureau archicomble parce que son smartphone était à plat et qu’elle cherchait un câble pour le recharger.

Bin gar keine Russin, stamm’aus Litauen, echt deutsch.» ajouta d’une voix nasillarde une femme en burqa, pénétrant dans le saint des saints avec son seau et son balais, avec le vœu pieu de nettoyer le sol et de vider la corbeille.

Nous étions maintenant douze fourmis dans le réduit, tous remuant et s’agitant, concentrés sur nos taches, dociles au mouvement brownien qui emportait nos corps. Evariste Ducasse, vaincu par le chant impromptu du poème, s’était hissé sur la table nouvelle et, tel un chef d’orchestre ivre de louanges, suivait de la main la prosodie du flot humain.

And I was frightened. He said, Marie,

Marie, hold on tight. And down we went.

Ce fut alors que quatre livreurs firent une entrée triomphante ; tout en portant ostensiblement notre commande de sushi, ils clamèrent :

« In the mountains, there you feel free. »

Saoule et déjà nauséeuse, je fermai les yeux.

J’entendis la porte rompre et la montagne humaine se déverser dans le couloir.

Il me sembla dans le lointain percevoir le chant nocturne du rossignol.

Quand je rouvris les yeux, ma chambre n’était que lac obscur.

C’était la nuit. J’avais rêvé. En mon cœur, une voix fine et plaintive pleurait :

« I read, much of the night, and go south in the winter. »

Plus loin, il est écrit:

Je te montrerai la peur dans une poignée de poussière.

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