« Lutèce, Lutèce, on t’encule ! »

Non, vous ne rêvez pas : j’ai assisté à un match de foot. Un vrai match de foot. Pas seulement des images entrevues dans l’un de ces affreux bars « américains » où le tenancier saoule sa clientèle d’écrans et d’émissions sportives, non, un vrai match avec de vrais joueurs qui couraient à demi-nus dans un vrai stade empli d’une vraie foule à qui l’on conférait pour quelques heures la liberté de manifester sa vraie clameur : « Lutèce, Lutèce, on t’encule ! ».

Tout a commencé jeudi matin, à la Cordée, où nous discutions comme chaque semaine des tapuscrits reçus. Madame la Présidente, toute guillerette (elle tenait, disait-elle, la prochaine publication de la collection « Freaks ») nous avait convoqués pour discuter marketing, avec ce problème insoluble : quel plan de lancement mettre en place sans diffuseur ?

« La réponse est simple, fit Pierre Legris : aucun. On ne peut rien lancer sans diffuseur.

― Allons camarade, rétorqua Evariste Ducasse, on ne va pas succomber au dictat du grand capital ! Bien sûr qu’il faut lutter ! Il y a les réseaux sociaux, on peut aussi compter sur la solidarité de nos camarades libraires ! »

Et ainsi de suite. Je vous épargne les détails. Les deux antagonistes partirent une fois de plus dans un crescendo qui m’aurait donné mal à la tête sans une réflexion en aparté de Madame la Présidente.

« Tiens, au fait, Cendy, mon mari a trois places pour un match de foot au parc OL dimanche. Il y va avec mon fils. Ça te dit de les accompagner ?

― Tu veux rire ?

― Non, je t’assure. Je sais c’est incongru, mais je vois que tu piétines en ce moment, avec le blog. Tu ressasses les mêmes histoires de trentenaire urbaine sophistiquée. Honnêtement, tu devrais frayer un peu avec la foule. Je veux dire, la vraie foule, pas seulement le cénacle de bobos que tu côtoies au Sucre ou aux Nuits Sonores. »

Je me suis sentie obligée.

Eh bien pour tout vous dire, c’est drôlement bien organisé. C’est bien simple, on se croirait chez Disney. Par exemple, on peut y aller gratuitement en tramway (certes, le tramway a été subventionné par vos impôts locaux pour relier la gare de la Part-Dieu à un complexe privé construit sur des terres agricoles achetées à prix bas avant d’être reclassées par enchantement ― mais l’heure n’est pas à la polémique, et comme le disait un jeune voyageur un peu éméché avec qui je partageais ce point : « ces impôts-là, au moins, on sait où ça va ! ça a coûté moins cher que le musée vide des Confluences et putain, c’est bien plus utile ! »).

Et puis, pour moi qui est du foot d’affreuses images d’Epinal (les amas de cadavres du Heysel ; le visage haineux d’hooligans décérébrés ― tiens, un pléonasme ― ; les embrassades exhibitionnistes et autres décharges d’homosexualité refoulée de vingt-deux jeunes millionnaires, sous l’acclamation des masses de smicards qui accèdent ainsi, par procuration, à un moment de gloire ; bref, la litanie de symptômes que la grande messe cathartique a de tout temps fait émerger des foules, que ce soit par le théâtre grec, les jeux romains, ou les classicos contemporains), eh bien je dois avouer que je fus positivement surprise et impressionnée par la sécurité, le confort, la bonhommie et la simplicité de l’expérience. Le public était gentiment orienté, canalisé ; l’accueil du staff était professionnel et courtois. Les enfants étaient nombreux et joyeux, et mis à part la fausse note d’un jeune éméché qui dès la sortie du tram s’était écrié « Lutèce ! Lutèce ! On t’encule ! », il me fallait bien admettre que mes préconceptions étaient erronées et que je ferais tout aussi bien de la boucler.

Le mari de Madame la présidente, avec qui je partageais dans un rire mes impressions, lorsque nous nous assîmes à nos places respectives, au milieu d’une tribune centrale, me confia :

« L’asset le plus important, dans tout business, c’est la réputation, et la réputation est le fruit de l’élaboration progressive, longue et jamais acquise, de la customer experience, plus généralement même, de la partner experience. »

Cette assertion chargée de jargon anglais me rappela la propre réputation de mon compagnon d’un soir, celle d’être un intello introverti et assez chiant.

« C’est pourquoi ne soyez pas surprise, Sandrine : un stade de foot pro aujourd’hui est géré comme un parc d’attraction premium. Rien n’est laissé au hasard. La logistique y est précise comme une montre suisse. »

Son fils entre nous deux, un enfant de huit ans, souriait aux anges. « J’en reviens pas d’être là, dans un vrai stade de foot. » Vraisemblablement, il était conquis par l’ambiance, et se mit vite à mimer les mouvements de foule, se levant et criant, bras levés « A-ouh ! a-ouh ! ».

Une fois le match entamé, et pendant les 45 minutes qui suivirent, je me rappelai pourquoi je n’aimais pas le foot ― qu’est-ce que c’était chiant ! Quel plaisir peut-on trouver à regarder des jeunes hommes aux jambes nues faire tourner un ballon ? Aussi je passai plutôt mon temps à observer les groupes de supporters. Notre tribune, clairement dédié aux familles, était amorphe. Visiblement je n’étais pas la seule à m’ennuyer. Dans les virages, derrière les cages (qu’une pensée flottante assimila à un vagin tandis que je songeai un instant à cette métaphore que le vibrant désir d’un public majoritairement masculin pour le but, pour le « goal », était désir fantasmé de pénétration de vagin ― mais je m’égare), siégeaient les véritables « fans », ces associations de supporter aux noms évocateurs qui vociféraient torse-nus. Je reconnus leur courage ― ce soir de novembre était glacial. Puis je levai mon regard vers un autre groupe de supporters, parqué tout en haut des tribunes en face de moi, entouré de grillages et cerné par une ribambelle d’agents de sécurité. Eux aussi étaient torse-nus, eux aussi vociféraient. C’étaient fondamentalement les mêmes que les « bad gones », mais ils supportaient et criaient une cause contraire : « Lug-Dunum ! Lug-Dunum ! on t’encule ! »

Et je me fis cette réflexion que la violence et la haine avaient beau être canalisées, elles étaient néanmoins présentes ; latentes, étouffées, mais présentes.

Après une brève entracte qui me permit de confirmer l’organisation sans faille du service de restauration, je reprenai place en pensant que cette expérience sympathique mais sans intérêt prendrait heureusement bientôt fin. Plus que 45 min d’ennui et je rentrerais chez moi.

Ce fut sans compter ce que tous les adeptes de cette étrange secte nomment le football, car soudain, à peine la deuxième mi-temps entamée, une énergie insoupçonnée parcourut la foule. Les joueurs redoublèrent de vitesse d’exécution, de tension, d’appétit, d’ardeur et de dextérité, et après quelques minutes où je vis la foule réagir au jeu par la propagation d’une onde tumultueuse, toute la tribune se leva pour acclamer le premier but de la partie. Et tous de sauter et de danser. Le fils de madame la Présidente criait avec les autres, joyeux : « qui ne saute pas n’est pas lyonnais ! hé ! qui ne saute pas n’est pas lyonnais ! ». Je me retrouvai subjuguée par l’énergie créée par les soixante mille âmes attentives et concentrées qui faisaient converger leur esprit. Je n’ai pas vraiment souvenir du jeu en lui-même, mais je dois admettre qu’il fut, contre toute attente, passionnant. Lutèce marquait deux fois et obtenait une victoire que personne ne contesta. Positivement surprise par la sportivité du public qui acceptait la supériorité adverse, je restai indécise devant la manifestation de ce monstre que j’avais vu surgir : cette énergie tumultueuse à laquelle je me savais appartenir, l’ouragan animé par une foule capable de fraternité, mais qui tel un fauve que la moindre erreur de dressage pouvait libérer, recelait la force la plus primordiale.

« Ils criaient quoi, papa, les supporters de Lutèce à la fin ?, demanda le fils de Madame la Présidente tandis que nous refluions avec la foule vers les tramways du retour.

― Ils criaient : Lug-Dunum ! Lug-Dunum ! Tu es nul ! »

L’éveil à la culture s’étaye sur les abîmes de la nature.

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