Ontogénèse du coureur de fond (ou « Ces petits riens angéliques du quotidien »)

Il me faut l’avouer, je n’échappe pas à mon époque : je suis adepte de ce culte incongru du corps. Oui, vous avez bien lu : je fais du sport. Pire : je cours, je « run ». C’est bon pour la santé, me direz-vous. C’est vrai, et je pourrais prétexter que cela me vide la tête, que cela diminue mon stress, voire confesser que c’est le reflet de la sculpture de mes fesses dans le regard concupiscent de mon amant qui m’intéresse. Mais je crains que le mal soit plus profond ― je n’échappe pas à mon époque, vous dis-je : je suis bassement egocentrique et subrepticement hystérique.

N’avez-vous jamais remarqué que l’acte de courir est un refuge parfait pour le fantasme ? Une fois le second souffle en place, et si l’on n’a pas cédé à cette mode inepte du jogging effectué en tandem ou en groupe, avec un compagnon qui ne cesse de perturber l’écoute introspective par une conversation puérile ― tiens, un pléonasme ―, votre pensée se détache du corps, elle s’évade de vos contraintes actuelles. Vous vous mettez à rêver…

Quoi, cela ne vous est jamais arrivé ? Allons !

C’est narcissique, évidemment : un beau mécanisme de défense. Et plus votre course est longue, plus les mises en scène se succèdent, s’épaississent, se diversifient. Vous vivez vos prochains succès professionnels ou amoureux, ou vous changez le passé. Certains diront : « je ne fantasme pas, je pratique la sophrologie ! ». N’est-ce pas le même principe ? Par la pensée donner forme à l’avenir en se distanciant du réel, de l’actuel… Toujours est-il qu’on ne veut plus s’arrêter de courir, ce serait sortir d’un beau rêve éveillé. A l’issue de la course, vous être heureux, satisfait. Cerise sur le gâteau, non seulement vous avez rêvé, mais en plus votre corps a secrété cette drogue à laquelle vous êtes accro : l’endorphine.

D’où cette question candide : que faut-il voir d’autre dans ces masses qui s’élancent chaque week-end lors de marathons, d’iron man ou de trails, sinon une double dépendance au fantasme et à la drogue ?

Ha ! Je savais que vous n’apprécierez pas. N’êtes-vous pas « runner » vous-même ?

J’étais plongé dans ce genre de réflexion, hier matin, au parc de la tête d’or ― je tourne trois fois par semaine dans ce moderne jardin des Hespérides ―, lorsque des éclats de voix me replongèrent dans mon environnement immédiat. Deux jeunes filles qui couraient devant moi, une blondinette et une magrébine, venaient de se retourner après avoir dépassé un couple de « séniors » qui marchait, main dans la main. Visiblement, le couple d’octogénaires était agacé, presqu’en colère, la femme, plus alerte que son mari bientôt grabataire, criait aux filles « Quoi ? Qu’avez-vous dit ? ». Je compris que les filles avait harangué le vieux couple en le dépassant, et pensai une seconde à quelque moquerie malvenue, quelque pique malheureuse, réflexe naturel d’une jeunesse qui veut exorciser la mort en méprisant ce quatrième âge qu’elle nie un jour atteindre. Et sans doute la vieille qui leur demandait des comptes avait-elle eu la même pensée. Mais c’est alors que je vis la figure décomposée de la jeune maghrébine devant nous, comprenant le quiproquo. Elle s’arrêta, prit un air désolé, et revint sur ses pas. « Mais madame, on vous a dit : c’est beau l’amour ! » Et la fille de sourire et de se justifier : « Vous formez un très beau couple… »

Ce fut comme si un ange était descendu parmi nous. La vieille comprit son erreur et ne put que balbutier un « Merci, merci » en riant. Son compagnon la prit par la taille et le couple de seniors, qui pouvait aussi bien être ensemble depuis soixante ans ou seulement depuis dix ans ― un vieux ou un jeune couple, qui aurait pu le dire ? Indéniablement, ils s’aimaient, tendres et attentionnés l’un envers l’autre ― repartit d’un pas léger, plus soudés que jamais.

La jeune fille, par cette remarque spontanée et angélique, venait de les rajeunir de dix ans.

Et tout en continuant mon tour, je me mis à penser à une scène similaire, vécue dans le métro le jour précèdent. Quelque chose de très simple en vérité, de très anodin que vous voyez tous les jours. Un vieil homme entre dans la rame. Tous les sièges sont occupés. Une jeune fille se lève pour lui laisser la place. Le vieillard la remercie et prend sa place. Aussitôt un homme en face d’eux se lève pour laisser la place à la jeune fille. Un ange, encore. La rame, c’est perceptible, devient heureuse, confiante, et les voyageurs se mettent à sourire, à se saluer l’un l’autre du coin de l’œil, tandis que leur équipée poursuit son cours dans le tube enténébré.

Evidemment, les plus cyniques d’entre vous diront : c’est facile en province lorsque la rame est à moitié pleine, suffisamment chargée pour obliger la civilité à se manifester, point trop pour ne pas l’étouffer. « Mais venez voir la ligne 13 de Lutèce la carthaginoise, venez-y voir aux heures où le travailleur se pointe… »

Certes. Mais je ne peux m’empêcher de penser à l’utilité de ces petits riens angéliques du quotidien. Et je ne peux m’empêcher de regretter leur invisibilité. Qui en parle ?

Comment oserait-on en parler devant l’horreur quotidienne qui alimente médias et réseaux sociaux ? Le sourire courtois d’un passant bienveillant s’efface devant la situation dramatique de ces millions d’êtres de par le monde qui, à l’instant où j’écris ces lignes, souffrent de famine, de violence ou de désespérance. Evidemment. Mais le risque n’est-il pas d’inverser notre perception de la normalité ? De perdre de vue le miracle que représente l’acte de ces millions de pères qui chaque soir racontent tendrement une histoire à leur enfant, de ces millions d’employés qui chaque jour travaillent en équipe à la résolution d’un problème collectif ? De ces millions d’anonymes qui, à chaque instant, font une « bonne action » sans s’en rendre compte ? Aboutissement miraculeux d’une évolution cosmique qui a commencé il y a 14 milliard d’années, ces gestes civilisés qui nous semblaient couler de source deviennent peu à peu si extraordinaires qu’il a semblé nécessaire à une bloggeuse aussi superficielle que moi de les extraire de mon ordinaire pour leur offrir un billet.

Pour clamer : ne perdons pas espoir.

Les anges sont de notre côté.

Du moins fut-ce la résolution que je pris au terme de mon jogging l’autre jour, lorsque je m’arrêtai de courir et me dirigeai vers le bosquet où j’ai coutume de conclure ma séance par quelques étirements. Oui, me dis-je, en me rapprochant de « mon ami », le saule pleureur, mon prochain billet sera hommage à ces petits riens angéliques du quotidien.

Ce fut alors que je réalisai que quelque chose n’allait pas.

« Mon » saule pleureur n’était plus là. Son tronc scié affleurait au sol. « Mon » saule pleureur était mort, les jardiniers avaient emporté son cadavre.

Panta Rhei. Foin de la routine et de la sécurité illusoire qu’elle procure ! Voilà qui me rappelait le goût amer du temps qui dévore toutes ses créations.

Ma course de fond ne m’éloigne pas de la mort.

Par-dessus mon épaule, j’entendais un ange rire.

Il se moquait gentiment.

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