« Una penultima », ô divin marquis

« This is the end, beautiful friend…» Voici donc venue la fin de ma résidence; je passe la flamme du blog « Extraits de l’ordinaire » à Truxton Orcutt, que je salue et à qui je souhaite le meilleur (et notamment de bien nous faire rire, connaissant l’énergumène de réputation). Et comme je n’aime pas l’idée d’un « dernier billet », je puiserais plutôt au souvenir de mes nuits madrilènes pour vous haranguer ainsi : lecteurs insatiables, ô mes amis, prenons ensemble « una penultima » ! Et cette penultima, figurez-vous, c’est ce feu d’artifice auquel j’ai eu la chance d’assister hier soir, au théâtre antique de Fourvière : une lecture du marquis de Sade par la fabuleuse Isabelle Huppert. Belle coïncidence, n’est-ce pas ? Quel meilleur auteur que le divin marquis pour tirer ma révérence ?

Soyons lucides : par les temps de populisme qui courent, par les temps de fondamentalisme bigot que l’on voit croître chez tous les peuples et toutes les religions, entendre une grande actrice clamer sur les toits de la ville (littéralement, avec cette vue splendide que nous offre le théâtre antique) que l’idée de Dieu est une dangereuse chimère procure une réconfortante bouffée d’oxygène. Non pas qu’il faille entendre cela à la lettre (la foi est affaire de chacun) mais bien par l’esprit : comme le rappelle l’éditeur de la Nouvelle Justine, « il n’y a que les sots qui se scandalisent ; la véritable vertu ne s’effraie ni ne s’alarme jamais des peintures du vice, elle n’y trouve qu’un motif de plus à la marche sacrée qu’elle s’impose. »

Oui, rions, rions comme le public riait hier, car le double récit de Justine et de Juliette est une farce, et si le roman est « ce miroir que l’on tient le long d’un chemin », alors quoi de plus véridique que cette vision du marquis de Sade qui nous peint la société humaine à travers un crescendo de scènes aussi burlesques que démoniaques.

Vous connaissez tous l’intrigue : Justine et Juliette sont deux sœurs, deux adolescentes devenues orphelines, autrefois vivant dans l’opulence et soudain abandonnées et livrées à elles-mêmes. La cadette, Justine, suit la voie de la vertu, et affronte chaque épreuve telle que l’enseigne sa foi; l’ainée, Juliette, embrasse son désir qui la pousse au crime. Justine connait toutes les infamies, toutes les désillusions; Juliette connait fortune et gloire, elle rejoint les cénacles des rois. Justine finit foudroyée par ce ciel qu’elle appelait de ses prières, devant Juliette et ses acolytes qui jouissent de sa dépouille. On ne peut pas rêver de meilleur contre-pied au happy-end hollywoodien. A vrai dire, je ne connais aucune œuvre au dénouement aussi parfait, j’entends, aussi parfaitement outrancier et contraire à la tragédie grecque, d’autant plus efficacement qu’il en reprend tous les codes : le ciel foudroie et remet l’homme à sa place, mais ce n’est pas l’hubris qu’il punit : il punit cette naïve croyance, cette illusion des Lumières que l’homme est une créature fondamentalement bonne et respectable, encline à la vertu, que l’instruction mènera immanquablement vers le progrès social. Preuve en est que notre millénaire naissant nous apporte chaque jour un drame autrement plus infernal que les plus terribles cauchemars de Sade. La réalité, comme toujours dépasse la fiction.

Alors pourquoi vous parler de cette prestation d’Isabelle Huppert pour ma « penultima » ? Pourquoi vous parler du divin marquis ?

Eh bien, pour vous dire au-revoir, mes amis. En vous laissant un peu de mon adolescence. Sade fut l’un de mes initiateurs à la littérature, avant que j’eusse vingt ans, et il me plait d’honorer ainsi son legs, lui que je considère comme l’un des plus grands écrivains de la langue française. Ne me conféra-t-il pas l’espérance en un art sans peur et sans fard, aiguillé vers le dévoilement de notre essence ? Un art monstrueux, diront certains ― oui, sans doute, mais ne doit-il pas être monstrueux, cet art qui tente de décrire le monstre que nous sommes ?

Comment ? Que dites-vous, Maximilien de Tresmontaine ?

― Rien que de très banal, me glisse le moine que je consulte à l’occasion : typique de l’attrait qu’éprouve une hystérique pour un pervers charismatique.

Quel est l’écrivain imbécile qui a dit que le silence bienheureux est l’aboutissement de toute parole frustrée ?

Ah, ben tiens, c’est moi.

Quelle sacrée queue (de poisson) pour conclure cette résidence !

« This the end, beautiful friend…» Allez, sœurs et frères, à très vite, sous d’autres cieux.

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2 Comments

  • jérôme DELCLOS Répondre

    Bon, comme tout le monde ne lit pas l’anglais et que Truxton ne fait aucun effort bien qu’il parle parfaitement notre langue, je m’y colle (pour ne pas changer) :
    « Bonjour Cendre-Bleue ! C’est une photo superbe, qui me rappelle ce roman d’Abe Kobo, la femme des sables, dans lequel le sable n’est pas clair mais sombre, et profond, et lourd. Tu as raison : nous devons rire, nous n’avons pas à être effrayés par le fait de rire, parce que les animaux, eux, ne rient pas (sauf les singes, nos cousins). Et peut-être le sable est-il à l’image des cendres (cendres bleues) : des cendres nous allons vers les cendres, de la poussière vers la poussière… Du sable vers le sable ! Parce que la vie est si courte, rions !
    Amitiés,
    Truxton Orcutt

  • Truxton Orcutt Répondre

    Hi, Cendre-Bleue ! It’s a beautiful photo, that makes me remember of this novella of Abe Kobo, The Woman in the Dunes, where the sand is’nt clear but dark and deep and heavy. You’re right : we have to laugh, we haven’t to be scared by the way of laughing, cause animals do not laugh (except the monkeys, our cousins) ! And may be sand is like ashes (blue ashes) : ashes to ashes dust to dust… Sand to sand ! While life is so short, let us laugh ! With friendship,

    Truxton Orcutt

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