La foire aux atrocités

Je sais ce que vous allez me dire : le titre de ce billet inspiré par une soirée Queer au Sucre – une soirée Mutante rafraichissante, avec une foule bigarrée hétéro-gay-bi maquillée, déguisée, joyeuse et bondissante sous le son d’un Laurent Garnier toujours aussi généreux qui, galant, cède les platines du set final à une DJ AZF percutante et envoutante –, ce titre La foire aux atrocités sonne plus comme le témoignage d’une adepte de « la manif pour tous » égarée au septième ciel de la Sucrière que comme ce qu’il est véritablement : un hommage au Sucre et à son projet artistique.

Il est vrai que je pourrais avancer une bonne excuse : mon regard n’était-il pas encore recouvert de cette testostérone populaire dont m’avait imprégné le parc OL moins de cinq jours auparavant ? N’était-il pas atteint de la fillonite aigue qui venait de déferler sur la primaire républicaine ?

Eh bien non, sachez que « La foire aux atrocités » ne se réfère nullement aux masques de cerf portés par de solides quinquagénaires enracinés au bar, ni aux nombreux avatars de Conchita Wurst s’ébrouant les yeux fermés sur le roof-floor, ni aux couples de GAM enlacés que je croisai cette nuit-là et avec qui je trinquai en levant haut mon verre, heureuse de ce son dark, épais et captivant, qui me procure un plaisir toujours extatique.

Ce ne fut pas l’expérience en soi qui m’interpella ce matin-là, tandis que je remontais les quais de la Saône en Velov, avant de m’arrêter, essoufflée, sur l’esplanade de la rue de l’Alma, amoureuse de la ville encore endormie et de ses vives lumières, partagée entre le désir d’aller dormir et celui d’attendre l’ouverture de la boulangerie du quartier : c’était l’enchainement des expériences, l’hétérogénéité de leur juxtaposition, l’ordre en apparence chaotique de leur succession – et je songeai, oui, je songeai, à ce livre de J. G. Ballard (The Atrocity Exhibition) qui a servi de terreau à son chef-d’œuvre Crash et qui a inspiré une chanson de Joy Division.

C’est Evariste Ducasse qui m’en avait récemment parlé. Entre deux voyages journalistiques aux antipodes l’un de l’autre et pourtant si proches : il avait couvert le déplacement d’un député à Damas avant de participer à un documentaire à Dubaï. « Ce monde est fou », m’avait-il dit, au retour, tandis que nous sortions d’une réunion à la Cordée. « Tout est mélangé, tout est confus, plus rien n’est logique. Une infime minorité vit comme si de rien n’était dans l’abondance dans les pays en guerre, une part croissante vit sous le seuil de pauvreté dans les pays en paix, et tous rêvent de consommer plus. Colère, frustration, et fantasmes, voici la destinée des peuples. La troisième guerre mondiale est inévitable. Je vais te dire, ce monde dans lequel on vit, c’est La foire aux atrocités, tu l’as lu ?

― Il y a longtemps.

― Et bien relis-le. Ce livre-kaléidoscope est une vision prophétique de notre modernité. »

C’est la lecture de Burroughs qui m’avait amenée à Ballard. J’avais à l’époque dévoré Junky et The naked lunch. Ballard était, disait-on alors, inspiré par l’écriture de Burroughs. Mais c’était la fin des nineties et l’absurdité de la guerre d’Irak n’avait pas encore fait sombré l’occident dans la folie. Les écrits de Burroughs et de Ballard semblaient alors une description des marges de nos sociétés ― aujourd’hui, nous savons qu’ils en décrivent le cœur.

Ni début, ni fin, ni sens, ni morale, ni même identification en un héros, ou pour le moins en un personnage principal en qui l’on pourrait projeter nos peurs et nos attentes, La foire aux atrocités ne laisse aucun espoir au lecteur ; de fait, elle l’appauvrit, puisqu’il en sort plus égaré qu’il y était entré. De quoi parle-t-on dans ce livre ? De qui parle-t-on ? Quelle en est l’intrigue ? Quel est le message ? A vous de voir, gentils damoiseaux et gentilles demoiselles, mon interprétation, déjà, pourrait trop vous influencer.

Mais tout de même, je dirais : la vision d’une humanité deshumanisée. Car n’est-ce pas cela dont il s’agit ? Maximilien de Tresmontaine, certainement, y verrait l’œuvre du diable ― séparer l’humain de sa part divine, voilà à quoi s’emploie le Malin ―, et comment le contredire, à l’heure où les images d’enfants syriens agonisant sous les décombres causés par les bombes se juxtaposent avec celles de chats faisant du skateboard, de stars de footballs adulés par les foules, de migrants frissonnants sur leur embarcation de fortune, de bébés faisant du skateboard, de délinquants ivres et drogués se réclamant du Djihad, de paysans à bout de ressources aspirant au suicide, de chiens faisant du skateboard, d’aspirant chef d’état milliardaire promettant la fin de leurs tourments aux plus pauvres, d’adolescents acrobates faisant du skateboard : ne sommes-nous pas tous acteurs et spectateurs d’une « foire aux atrocités » où l’aspiration la plus profonde de l’humanité semble s’être réduite à médiatiser sa vie et à vivre comme l’on fait du skateboard ?

Certes, c’est là mon côté trotinettessonne.

Aussi me dis-je, cette nuit-là, au Sucre, tandis que j’observais l’assistance dans toute sa diversité sexuelle et générationnelle ― et bien sûr ce n’était pas là toute la diversité, mais ne boudons pas notre plaisir et ne manquons pas de célébrer chaque pas qui nous mène dans le juste chemin ―, que l’esprit des Nuits Sonores et de la fée teknow des nineties n’était pas encore mort, qu’il était encore à l’œuvre certaines nuits, au Sucre, avec cette promesse : le partage d’un moment esthétique (celui du son le plus pur), le désir d’un instant commun fondé sur la fraternité et cristallisé par l’émotion la plus vive ― et cela, sœurettes et frérots, c’est un bien déjà assez rare pour s’en réclamer.

Oui, dans cette « foire aux atrocités », tout est question de se reconnaître.

Je suis cette aristocrate aux boucles violettes qui danse sur les toits.

Les yeux ouverts, le sourire aux lèvres.

Je garde les larmes pour moi.

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