La famille royale aux Célestins

« Qui connaît la plus belle mort, le soldat qui tombe pour sa patrie ou la mouche dans mon verre de whiskey ? ». Ainsi commence le récit de Tyler, dans cette adaptation théâtrale du roman La Famille royale de Vollmann, à laquelle nous avons eu le privilège d’assister, Pierre Legris et moi, mardi soir, aux Célestins. Et déjà j’avais la chair de poule, tant il était palpable que la densité poétique de l’œuvre, traduite magistralement par Claro aux Editions Actes Sud, descendait sur scène et prenait possession, pour une durée de 4h, de la salle splendide.

Sous-tendue par la musique envoutante d’un trio rock-électro et par une mise en scène puissante, précise et créative, l’histoire du « méchant roi » en quête de la reine des putes, métaphore du fantasme de toute puissance de notre modernité, se développait devant nos yeux ébahis.

Certes, la mise en scène prenait quelques libertés avec le roman. On ne peut pas résumer 1 300 pages en 4h sans condenser les personnages (ex : Brady apparaît comme le frère de Tyler dans la pièce) et l’intrigue avec des scènes nouvelles, inventées (les financiers et leur cynisme) qui sont parfois tellement exagérées qu’elles frôleraient le grotesque si leur démesure ne faisait pas écho à celle d’un ouvrage – un monstre ! – qui nous renvoie en pleine face toute la monstruosité de notre époque.

Ce roman de Vollmann, publié en 2000 aux US, annonce avant l’heure les monstruosités du siècle naissant – la guerre d’Irak et l’avènement global du populisme (ne peut-on voir dans les milices du « méchant roi » qui « nettoient » le quartier des putes et des junkies, ce « peuple déshérité de Caïn », les clameurs populaires qui président aujourd’hui au Brexit et au cataclysme Trump ?)

Indubitablement, la puissance du roman, qui a permis une si belle adaptation, fait penser à celle du génial 2666 de Bolaño, dont il est le contemporain. Des pavés de plus de mille pages, fous, grandioses, libres, sans compromis, qui nous rappellent, s’il était besoin de le faire, qu’un chef d’œuvre nécessite souvent plus de trois cent pages et le parti pris qu’il ne plaira pas au plus grand nombre.

En l’occurrence, la direction des Célestins confirme avec cette programmation son excellence artistique et son courage. Puisse-t-elle continuer ainsi !

Car, fait assez rare pour être reporté, si le public de Lugdunum, qui a la réputation méritée d’être froid et réservé, était debout au baisser de rideau pour ovationner les acteurs, lors de rappels qui n’en finissaient pas, comme si personne ne voulait mettre un terme à l’émotion vibrante ressentie dans la magie de ce soir, je dois préciser par honnêteté que par public j’entends le « public-qui-restait » : en effet, un gros tiers des spectateurs, lassé ou écœuré, avait quitté la salle à l’entracte.

Mais, que voulez-vous, tout le monde n’éprouve pas la même soif de poésie et de sacré.

Quoi ? élitiste, moi ?

Bien au contraire ! Je dis que les porteurs de la marque de Caïn sont les plus assoiffés.

 

(Photographie @Simon Gosselin – « La Famille Royale » / Théâtre des Célestins – Lyon)

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