Vous aimez la poésie ? (1/2)

« Vous aimez la poésie? C’est beau la poésie. »

Dires laminaires que ressassait au vent ce vieux fou que je croisais chaque matin à Carthage, au crépuscule des nineties, sur le trottoir de Sèvres-Babylone. Improbable Diogène vêtu d’un pardessus aussi ancien que lui, le vieux haranguait chaque passant ainsi: « Vous aimez la poésie ? C’est beau la poésie. » Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que le vieillard sombré dans la psychose nous intimait un devoir fondamental, celui de répondre à la question implicite tapie derrière ces mots : « et elle est où, maintenant, la poésie ? »

« Et elle est où, maintenant, la poésie ? » demande Kartasis à Atalante dans le roman Hardcore.

« Et elle est où, la poésie ? » me suis-je demandée ce dernier soir de septembre à Lug-Dunum, aux Célestins, tandis que j’observais, dégoutée, une mise en scène décevante, tout en cabotinage, du Godot de Becket. Le décor, pourtant, était prometteur. Entre la majesté accueillante du sublime édifice et le désert figuré sur scène, centré autour d’un arbre mort, arbre de vie qui a cessé d’agir, axe du monde qui n’est plus relié à l’homme, tout permettait au texte de Becket de s’épanouir ; les personnages, incarnés par des acteurs au demeurant irréprochables, professionnels s’exécutant dans le registre imposé, pouvaient se mettre à attendre, à tourner, à crier, à ergoter, à pleurer, à s’embrasser, à se coucher, à se lever et à attendre, encore, à attendre toujours, dans le tourbillon d’une manifestation absurde, absurde parce que coupée du centre du monde, absurde parce que coupée du sens et de la beauté que l’homme entrevoit et incarne, parfois, par brides fugaces. Et la poésie est-elle autre chose que cette illumination nostalgique ? Mais hélas, de poésie, point. La mise en scène avait pris le partie du cabotinage, et ce qui dans le texte de Becket est détail renforçant la mise à l’écart devenait sur cette scène tout l’objet du spectacle, dans une exagération malheureuse qui eut pour effet de ranimer les penchants naturels du public, celui du rire grossier des mauvais vaudevilles. Quatre appels reçurent les acteurs, des bravos fusaient même çà et là, et j’observais, dégoutée, le monde de Becket autour de moi. Le rideau s’était baissé mais le monde absurde de Becket continuait de s’agiter autour de moi. Et je ne portais de grief à personne. Le metteur en scène avait fait un choix, un pari. C’était son job artistique de prendre des risques : loin de moi l’idée de lui jeter quelque pierre. J’étais seulement triste et déçue sur le perron magnifique, tandis que l’assistance quittait les lieux pour disparaitre dans la ville. J’étais tristement seule sur les marches humides. Le texte de Becket, pour moi, c’était de la poésie.

Et là, ce soir, elle était où, la poésie ?

Tagged under:

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.