23. De l’après-midi à la nuit

Photo Blog Truxton Orcutt - 23

Il y a un poème de Raymond Carver qui porte pour titre Union Street : San Francisco, été 1975. C’est, comme souvent chez Carver, un poème de violence, d’amitié et de solitude. Je me souviens des derniers vers :

On est tous allés/ à la cuisine boire un verre. Puis un autre. De / cette façon,/ le monde était passé de l’après-midi à la nuit.

Et c’est exactement de cette façon que ça arrive. Nous tous, sauf Martha qui est restée enfermée depuis midi dans le bureau pour finir son article, on a commencé par aller à la cuisine boire un verre. Puis un autre. Et depuis la fin de l’après-midi, on descend des bières. Quand Pete parle du Nam, le monde est passé de l’après-midi à la nuit, et Cammy et moi l’écoutons longtemps. On n’allume pas, à cause des moustiques. Pete raconte dans la pénombre des histoires de violence, d’amitié et de solitude. Non pas ivre, mais déjà étourdi, ça s’entend à sa voix. Je me refuse à retenir ça en vue du blog de l’éditeur français : c’est quelque chose qui n’appartient qu’à lui. S’ensuit un grand silence, on sort encore des bières du frigo, on les ouvre. A un moment, je sens que c’est mon tour :

« C’était en aout 1971, on se trouvait avec ma compagnie dans un secteur éloigné du camp de base qu’on connaissait mal. Pour une mission de reconnaissance, pour mieux connaitre le coin justement. Il faisait très chaud, on en avait plein le cul je crois, de crapahuter sans trop d’action dans les montagnes. On a fait une pause sur le bord d’un petit lac, malgré les moustiques mais parce que c’était un endroit dégagé, une sorte de clairière. Et que ça nous plaisait bien d’en griller une au bord de cette eau en contemplant les essaims d’alevins de perche se faire chasser à la surface par un gros prédateur, invisible sous l’eau noire. C’est là que Ted O’Connor, qui était presque libérable et qu’on n’aurait jamais dû emmener avec nous parce que ces mecs portent toujours la guigne, c’est là donc que Ted a avisé, coincés entre des souches d’arbres morts à moitié immergées, des corps de femmes. Femmes Moï. Trois corps de femmes aux vêtements déchirés. De très belles mortes.

» On a commencé à se quereller pour savoir ce qu’il fallait en faire, s’il fallait faire quelque chose. Ceux qui pensaient qu’il fallait ne pas y toucher, et tracer notre chemin, se barrer de cet endroit de mort. Ceux qui pensaient qu’il fallait les sortir de là, et les enterrer sur le rivage. Et les autres, dont moi, qui pensaient qu’il fallait les porter, et les emmener dans ce village que signalait la carte, à moins d’un mile de notre position. On a failli se battre ce jour-là, c’était une de ces putains de journée où tout perd son sens. Si j’y repense, c’est la solution médiane, celle de l’inhumation sur place, qui aurait dû l’emporter. Mais je ne sais plus par quel rebondissement on a fini par se retrouver à transporter ces trois cadavres dans la verdure de la jungle, et par rejoindre ce village Moï où on a tout de suite senti que quelque chose n’allait pas, parce que ça s’est mis à crier de tous côtés en nous voyant arriver, et qu’on s’est fait canarder. Puis ce village, on en a fait des allumettes. Plus tard, en rassemblant les quelques survivants, on a appris que l’endroit s’appelait Na Phong, et ce qui était arrivé deux jours plus tôt à ces femmes. Mais il était trop tard.

― Et puis ? », me demande Pete.

Mais il fait nuit, il n’y a plus de bières dans le frigo. Je dis : « Une autre fois ». On se partage les dernières cigarettes, on reste là sans rien dire à fumer dans le noir, nos bouches éclairées de temps à autre par le petit rougeoiement de la braise.

 

Photo @rrag3

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