La chaleur est caniculaire. Comme un boa paresseux, la 90 digère nos corps en Alabama et recrache nos os en Louisiane. Le pickup est vraiment très sale. A un moment donné, on a quitté la route parce qu’on cherche un Car Wash dont on a repéré la position sur le GPS, et on se perd. Des maisons délabrées, des entrepôts où l’on n’entrepose plus rien, des façades aux ouvertures crevées.
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l y a toujours deux sortes de clients dans les bars de nuit. Les habitués, ceux qui ont leur place au comptoir, leur bouteille et leur verre, un prénom, et à qui souvent le barman consent une ardoise bien que la maison affiche qu’elle ne fait pas crédit ; et puis les autres, les naufragés. Dans ce rade de bord de route sur la 90, Cammy et moi faisons partie de la seconde catégorie, avec ce voyageur de commerce au bout du zinc dans son costume fripé, et qui boit des martinis depuis le début de la soirée sans parler à personne, et cette femme mince et blonde, un bateau démâté, qui danse toute seule devant le jukebox en tenant haut sa coupe de champagne, comme un flambeau.
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Sur la route qui nous éloigne de Mobile, je demande à Cammy de me parler de Stendhal. Cammy a surtout lu ses écrits intimes, son Journal, ses récits de voyages en France. C’est un aspect de l’écrivain que je ne connais pas du tout. Ce Stendhal, Henri Beyle de son vrai nom m’apprend Cammy, était un sacré queutard.
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On arrive à Mobile. On flâne un peu, Cammy prend quelques photos des rues, je le regarde faire. A un moment, il me dit comme ça qu’il a quelque chose à régler dans le coin. Ok. « Mais seul ». Si ça ne me dérange pas, il ajoute. « No problemo », je lui réponds. Mais je me demande bien ce qu’il a soudain à foutre de si important dans une ville qu’il ne connait pas, si loin de chez lui. Va savoir, et n’importe comment ce ne sont pas mes affaires.
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Sur la route, tout finit par se ressembler. Les mêmes stations-services, les mêmes hôtels des grandes chaines, les mêmes supermarchés idem, le même bitume ramolli par la canicule et les mêmes bagnoles américaines, japonaises ou allemandes, que dans le reste du pays. Bon, il y a les gens, d’accord. Mais de plus en plus, ils portent tous les mêmes marques, écoutent les mêmes musiques, regardent les mêmes séries TV. Sans doute est-ce un effet des réseaux sociaux. Ceci dit, s’il y a encore quelque chose qui distingue nos différents États, c’est bien la bière.
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Sitôt qu’on a franchi la frontière de l’Etat, on est dans le Sud profond. Cammy veut qu’on aille à Mobile parce qu’il y a des années de ça, il a lu le livre éponyme de Michel Butor. Ce que j’aime chez Cammy, dans quoi je me retrouve totalement, c’est le fait qu’il semble voir les choses avec les yeux du lecteur qu’il est. Jérôme, mon traducteur en France, est comme ça lui aussi. Les pêcheurs ont une expression : ils disent « lire la rivière ».
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Juste avant de franchir la frontière qui sépare la Floride de l’Alabama, je fais un crochet pour une visite, en passant, à mon vieil ami Aristeo, que tout le monde appelle Aris. Aris est un grec de la deuxième génération, son père est venu d’Athènes à la fin des années soixante, il était communiste et fuyait la Grèce des Colonels avec sa femme, Helena, et ses gosses. Aris et sa sœur Mina étaient très jeunes quand ils ont fui la Grèce, « Desfina le trou-du-cul de la Boétie » explique Aris, à côté duquel son bled en Floride, Two Forks, est carrément « civilisé ». Merde, ça devait être quelque chose, l’enfance d’Aris ! Des ânes, des chèvres, des putains de cailloux brulants sur une colline aussi râpée qu’un paillasson de bordel dans les Carpates. Des gonzesses habillés en noir dès la puberté, parce qu’en deuil d’un père, d’une grand-mère ou d’une tante. Mais comme il était tout gamin, il n’a aucun souvenir.
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On fait halte à midi dans un Dinner, et la chance nous sourit. On est là, attablés à attendre notre commande — Miller lite, travers de porc, chili —, et j’avise à quelques tables de la nôtre, de dos, une gonzesse aux cheveux bleus. Je me penche un peu pour mieux voir : en face d’elle, Lady Pickpocket, ma quinqua du Lone Star. Cammy a noté mon regard, il se retourne au ralenti comme The Killer dans le film éponyme de John Woo. On se met debout en même temps, on allonge le pas en direction de nos deux copines.
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Avec Cammy, on se retrouve aux aurores sur le parking du Lone Star. Le proprio du motel est vraiment quelqu’un de bien : il me fait cadeau d’un bidon de Stop Leak de chez Bar’s, le truc idéal pour réparer le radiateur du pickup. Rien de plus simple : vous mettez à niveau le circuit de flotte, vous démarrez le contact et vous poussez le chauffage à fond. Vous attendez tranquillement que le moteur soit bien chaud, et vous versez tout doucement le bidon d’aluminium liquide dans le vase d’expansion.
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Comme on n’en peut plus de s’arrêter à tout bout de champ pour remettre de la flotte dans le radiateur, et que Cammy insiste pour passer la nuit dans un motel, on quitte la route pour le parking du Lone Star, dont l’enseigne lumineuse fêlée clignote faiblement. Cammy mitraille le secteur à tout-va avec son Canon, je lui demande ce qu’il peut bien trouver à cet endroit sans attrait. Il m’explique que ce qui lui plait, c’est l’idée d’être nulle part, dans une sorte de stase temporelle et spatiale. Ces français sont vraiment dingos.
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